Lorsque Christian Ranucci se réveille, il est sans doute 17 heures. Il se trouve au beau milieu d’un tunnel humide et frais, dans un tout autre univers. Il ne sait pas combien de temps a duré son inconscience, un abîme insondable le sépare désormais de l’accident, de sa nuit blanche, de sa matinée houleuse en compagnie de son père Jean Ranucci et de sa belle-mère.

Quelque chose le surprend à peine, il se trouve allongé sur la banquette arrière de sa propre voiture, et c’est ce qu’il indiquera plus tard à Maître Le Forsonney lorsqu’il sera emmuré au fond de sa prison. Il se réveille transporté à cet endroit sans pouvoir en comprendre la cause. Mystérieusement, ni lui-même qui l’attribue aux effets de l’alcool, ni aucun de ses avocats, moins encore les enquêteurs qui glissèrent cet épisode sous le silence de la procédure, ne parviennent à cette conclusion par trop simple qu’un autre a pris la place, s’est emparé du volant et l’a transporté inconscient à cet endroit.

Ainsi donc une autre personne avait conduit la voiture, jusqu’à ce lieu qu’elle connaissait. Christian Ranucci se réveillait là, perdu lui-même.

Aussitôt, il a enjambé le dossier et regagné le siège avant afin de prendre  la fiole de whisky dans la boîte à gant et en boire une gorgée. Il s’est empressé de démarrer, s’apercevant que la voiture est tournée vers la sortie et le jour, un chemin montant dans les herbes.  Cependant les roues patinent à l’arrière, impossible de se dégager. Elles s’enfoncent peu à peu et s’enlisent dans la terre détrempée.

Voici donc pourquoi celui qui a pris la place n’est pas reparti. Il comptait le faire à l’évidence et c’est pour cette raison qu’il a conduit la voiture jusqu’à cet endroit en marche arrière, mais il a dû renoncer et sans doute rejoindre son propre véhicule à pied.

Christian prend le parti de sortir de l’habitacle. Il s’aperçoit maintenant que c’est impossible, la portière est définitivement bloquée. L’accident l’a tant déformée qu’elle ne peut plus s’ouvrir, même en forçant, or donc il est contraint de passer par le côté passager.

Il remonte le chemin, tout au loin s’étend une sorte de lande miséreuse, envahie de tas de tourbe et d’une végétation souillée par le poison des substances industrielles qu’on a dû entasser là. Il entreprend de changer la roue puis s’efforce comme il peut d’arracher des branchages tant et plus, en rapporter des alentours pour placer sous ses roues, sortir la nourrice du coffre pour alléger l’arrière le plus possible, mais la voiture persiste à s’enfoncer.  En désespoir de cause, il prend la décision de s’aventurer à poursuivre plus avant sur le chemin et tandis qu’il l’arpente, il voit apparaître à sa droite la découpe brune d’un hall de fer  dépourvu de murs et qu’on pressent battu par les vents.

Le chemin en rejoint un autre et tourne à gauche à l’opposé du hangar. Après cinquante mètres, il s’engage dans un autre embranchement qui descend rejoindre la route. Cent mètres plus bas, une barrière de fer la sépare du domaine mystérieux. Il la relève afin de permettre à sa voiture de passer sitôt qu’elle sera désembourbée. Puis il revient sur ses pas, ayant repéré l’itinéraire qu’il devait emprunter, l’embranchement à gauche, puis l’embranchement à droite.

Il lui faut maintenant trouver du secours, une personne possédant un véhicule qui pourrait haler le sien jusqu’en haut du tournant au sortir du tunnel. Alors il traverse le hangar pour gagner la maisonnette de l’autre côté…

N’importe quel enquêteur doué de sagesse et de réflexion surprendrait le défaut de l’enchaînement que suppose l’accusation, car comment pourrait-on imaginer même qu’un jeune homme de vingt ans ayant perdu l’esprit au point de donner la mort à une fillette de quinze coups de couteau et de coups de pierre rageurs, aspergé de son sang, aurait cette absurde idée de rejoindre un tunnel qu’il ne connaît pas, dissimulé au fond d’un chemin, d’y loger sa voiture, qui plus est  en marche arrière et puis, le plus calmement qu’il soit, vêtu de son pantalon gris irréprochable, partir chercher du secours au-delà du hangar, dans cette maisonnette habitée par la famille de Mohamed Rahou, cultivateur de champignons.

  Un tel crime supposait par la suite un comportement hagard et désarçonné, une suite d’errances, le sang qui tache partout, la voiture abandonnée au moins jusqu’à la nuit.

Christian Ranucci explique tout aussi calmement que sa voiture est bloquée dans une galerie et qu’il n’arrive plus à en sortir.

M. Rahou est surpris certes, ce n’est pourtant pas la première fois qu’on lui annonce qu’une voiture se trouve « en bas », au fond d’une galerie, cependant il en vient à suivre l’inconnu.  Il ne peut manquer d’être intrigué par ce jeune homme d’allure si intègre à se demander par quel sort il a pu s’enfoncer dans un tel endroit.

Christian Ranucci cherche une explication qu’il pourrait donner et qui saurait combler cette période d’inconscience… Il avait garé la voiture tout en haut et le frein à main a lâché, la voiture a glissé toute seule au fond du trou. En réalité cette explication ne tient pas car la pente accuse une courbe trop prononcée. Entre cette explication absurde et le calme affiché par le jeune inconnu, M. Rahou choisit de l’aider, s’en va chercher du sable pour placer sous les roues.

M. Guazzone, le contremaitre survient à ce moment. Il est venu par la route, aussi a-t-il constaté que la barrière était relevée. Christian Ranucci se voit forcé de trouver une explication de nouveau : que fait-il là ? Il pique-niquait invente-t-il, et la voiture a glissé au fond… M. Guazzone qui n’en a pas cru un mot a menacé de prévenir les gendarmes, mais Christian Ranucci a gardé son calme, il a juste osé cette remarque  emprunte de douceur qu’il n’avait rien fait de mal.

« J’ai trouvé le jeune homme dans la champignonnière où M. Rahou m’avait conduit. Sa voiture était embourbée dans le couloir menant à la mine. Je me suis demandé comment il avait pu atterrir à cet endroit, qui est tout de même assez inaccessible pour une personne ne connaissant pas les lieux. Il m’a dit qu’il avait eu un petit accident, qu’il cherchait un endroit pour pique-niquer et qu’il pensait joindre l’utile à l’agréable, en redressant son aile froissée dans un endroit calme, au moment du déjeuner.

Je l’ai aidé avec mon tracteur à sortir du trou, puis nous avons parlé pendant quelques minutes. Des banalités. Au retour nous sommes passés devant la maison occupée par M. Rahou et l’homme s’y est arrêté longuement.« 

M. Guazzone interviewé par François Missen, Le Provençal du 6 juin 1974

Or donc M. Guazzone est allé chercher son tracteur et sort la voiture à l’aide d’un câble qu’il a demandé à Christian Ranucci d’accrocher. Au plein jour, il s’aperçoit que la voiture est accidentée, il s’étonne que le jeune homme soit seul. « Oui, heureusement. D’ailleurs, cela m’arrive toujours quand je suis seul…« 

« Le responsable me remboursera les dégâts… Je lui ferai payer ça…  et le reste… »

De qui parle Christian Ranucci à cet instant ? Non pas de Vincent Martinez, dont il a heurté la voiture quelques heures plus tôt et qu’il ne peut tenir pour responsable de la collision, sachant très bien qu’il aurait dû s’arrêter au croisement.

Ainsi donc existe-t-il un autre responsable de cet accident, autrement dit de cette exténuation morale qui le fit conduire alors qu’il manquait de sommeil. La détresse de cette journée, ça, il le fera payer, et le reste aussi, Jean Ranucci paiera.

Ainsi donc a-t-il bien vu son père, et l’entrevue a suscité quelques étincelles avivées par la lucidité âpre que provoque l’alcool et le manque de sommeil. M. Guazzone a surpris de façon inopinée une part de ce que Christian Ranucci gardera pour toujours en lui-même. Lors de la discussion avec son père, le reproche de sa longue errance a ressurgi et a-t-il tenté en vain de lui en faire porter le poids.

 

 Le père ne se sentait nullement responsable, il ne cherchait pas à l’enlever à sa mère… Aussi ont-ils fui une sorte d’image fantasmée, brûlante et vide. Avec une brutalité sourde a-t-il confronté  ce matin même l’image qu’il s’était formée d’un père toujours à sa recherche et la vérité qui mêlait le ressentiment, la noblesse et l’indifférence. Ainsi l’entrevue a-t-elle duré suffisamment de temps pour qu’il se retrouvât à midi sur la route et qu’il en vienne à croiser par le plus grand des hasards, la route d’un homme qui venait d’enlever une fillette et qu’il ne vit jamais.

D’aucun ont prétendu qu’il ne pouvait s’agir là que d’une simple rêverie, qu’on ne pouvait attribuer le destinataire de ces paroles acrimonieuses. Cependant, à qui d’autre sinon son propre père pouvait-il s’en prendre de la sorte, désigner l’accident comme une part de lui-même impénétrable « ça » et puis tout un monde qui lui appartenait et qu’il désignait pour solde de son infortune du moment, le reste de sa vie d’enfant, à fuir perpétuellement sa propre origine, son propre nom ?

Christian Ranucci est venu remercier M. Rahou, sur le seuil de sa maison.

« Il est arrivé par le fond du chemin, raconte Mme Rahou. il avait l’air parfaitement honnête. Il m’a raconté qu’il était bloqué depuis onze heures de matin sur la route, en bas, à cause de son accident. Je lui ai proposé alors une tasse de thé qu’il a acceptée avec empressement. Il n’était pas du tout nerveux. Puis il est reparti, en nous remerciant. »

Mme Rahou, interviewée par François Missen, Le Provençal du 6 juin 1974

À ce jeune homme si aimable et poli, Mme Rahou lui a offert du thé. Il s’est lavé les mains à l’intérieur. Puis il reparti pour Nice, surchargé d’un temps d’inconscience par lequel surgirait le plus profond des secrets.

« Nous bavardons de choses et d’autres. J’apprends ainsi que je me trouve dans une exploitation champignonnière. Le patron arrive. Nous allons tous trois à ma voiture pour voir quels moyens il faut déployer pour sortir de là.

Ensuite le patron des lieux amène, après quelques ennuis de chaînes et de manilles, son tracteur. En dix minutes ma 304 est sortie. Nous bavardons un peu tous trois. Le patron s’étonne que ma voiture se soit retrouvée bloquée dans cet endroit de sa propriété. Moi aussi je m’en étonne, toutefois je me contente de lui dire qu’à la suite d’une fausse manœuvre… Et de m’excuser pour mon intrusion cavalière sur cette propriété privée.

Par cette conversation, j’ai appris que ce n’était pas la première fois qu’un véhicule se trouvait bloqué à cet endroit. « Le dernier, me dit-il, c’était une voiture de sport, une Jaguar. Je l’ai trouvée là, abandonnée, le propriétaire était parti ! »

Christian Ranucci, Récapitulatif, mai 1976

Chapitre 18 (Jean-Michel Bissonnet)

Chapitre 19 (Christian Ranucci)

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6 réflexions sur “17 Un pas vers la nuit

  1. J’ai toujours été surpris de ne trouver aucun témoignage de Mme Rahou, qui a certainement remarqué des détails pendant la « collation-thé » avec Christian Ranucci.

    1. Sans doute s’agissait-il d’une personne discrète et peut-être devait-on pressentir que son témoignage n’allait pas dans le sens de l’accusation puisqu’elle aurait vraisemblablement confirmé ce sur quoi les témoins s’accordent, que le jeune homme, sage, peu pressé et posé, ne ressemblait nullement à celui qui vient de tuer avec rage et sous l’emprise d’une pulsion dévastatrice une fillette de huit ans…

    2. Je pense qu’il faut ajouter au récit du blog le témoignage de Guazzone et Mme Rahou rapporté par François Missen « embbeded » comme on dirait aujourd’hui avec les policiers toute la journée du 5 et publié dans l’édition du Provençal datée du 6.
      Ce témoignage est de première main car obtenu très peu de temps après la découverte du corps (le temps que les policiers arrivent sur les lieux du crime), le risque de manipulation du récit est donc très faible. À ce moment Guazzone et Mme Rahou sont au courant de la découvert du corps et même si l’article ne le dit pas explicitement, il est probable que ces deux témoins imaginent que l’homme qu’ils ont vu le 4 et le meurtrier ne font qu’un.

      Malgré cela leur témoignage recoupe bien celui de Ranucci, et François Missen reprend même en sous-titre sur 5 colonnes en gros caractères une citation de Mme Rahou « Il avait l’air parfaitement honnête … »
      Extrait (NB: Guazzone et Rahou sont mal orthographiés, preuve que l’article est publié sans grandes retouches)

      Pour ma part une bizarrerie qui m’a toujours intriguée: il n’y a pas d’allusion des témoins à des égratignures sur les mains et/ou bras de Ranucci (consécutives au fait de couper les épineux qui serviront à recouvrir le corps).

      Or Mme Rahou prend « longuement » le thé avec Ranucci, comment n’a t’elle pas pu remarquer cela lorsque celui-ci prend sa tasse de thé ? il n’a quand même pas mis des gants pour prendre son thé ! et on a jamais trouvé de gants pour Ranucci. Mais admettons que Ranucci ait enfilé des gants au moment de couper les épineux et s’en soit débarrassé ensuite : dans ce cas comment se fait il que le médecin constate le 6 juin au soir « de multiples traces localisées aux mains et aux avant bras, constituées par de fines égratignures […] présentant les caractères des piqûres et égratignures produites par une végétation épineuse« .

      Autre incohérence : des photos de Ranucci menotté et présentant de manière très visible le dos de ses mains et avant-bras (il tente de masquer son visage), on ne constate aucune égratignure. Et lors du premier PV de l’interrogatoire de Ranucci le 6 dans la nuit (01h30), alors que Ranucci maintient sa non implication, les policiers ne lui demandent aucun compte sur ces égratignures, alors que pourtant, ils ne manquent pas de le faire pour le pullover et le pantalon.

      Sans attendre les aveux de Ranucci à 14h, ils savent pourtant déjà que le corps a été abondamment recouvert d’épineux, les gendarmes leur ont forcément rapporté la difficulté de la découverte. Et les policiers n’auraient posé à Ranucci aucune question sur ces égratignures pour le mettre en difficulté, alors que pourtant ils le font pour le pull et le pantalon ?

      On ne peut pas non plus avancer que les policiers négligent l’importance de ces égratignures puisque dans le PV de 14h, elles sont bien mentionnées comme consécutives à l’arrachage des épineux (« je garde encore sur mes mains les traces de piqûres et de ces épines et je vous les montre« ) Rédigé un peu comme si l’on voulait nous faire penser que Ranucci durant toutes les heures d’interrogatoire avant le PV de 01h30 avait pu cacher ses mains aux policiers.

  2. Il faut lire le livre de Gérard Bouladou et de Jean-Pierre Vincent, pour se convaincre que tous les chemins de la culpabilité mènent au même homme : Christian Ranucci.

    1. C’est sûr, en éliminant tout ce qui gêne, on parvient à faire dire à un dossier le contraire de ce qu’il contient.

      Une seule chose pour se convaincre que le scénario de l’accusation ne tient pas une seule seconde : elle avance que Christian Ranucci s’est arrêté au bord de la nationale avec la petite, ce qui est déjà parfaitement impossible.

      Quand on enlève une gamine, on ne se gare pas au vu et au su de toutes les voitures qui passent, on va chercher un chemin protégé par une barrière, et il y en a deux dans le voisinage immédiat.

      Mais plus loin, il faudrait concevoir que Christian Ranucci l’aurait tué de 14 coups de couteau dont l’un sectionne la carotide, d’où des flots de sang. Elle s’est vidée de son sang.

      Donc imaginer que le meurtrier avait du sang partout, mais alors partout, et que 5 minutes après, il monterait dans sa voiture alors qu’on ne retrouve pas une seule goutte de sang ?

      Ce scénario ne tient pas du tout. Donc l’accusation est déjà par terre.

      La vérité c’est que la gamine est morte bien plus tôt, vers 12h, que le meurtrier a eu le temps lui de se changer avant de revenir sur les lieux du crime et quand il est monté dans la voiture pour la déplacer et la conduire dans le tunnel que lui connaissait – pas Christian Ranucci – du sang il n’y en avait plus.

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