Lors du procès de Christian Ranucci, les observateurs se souviennent d’une sensation de brouillard tandis qu’on interrogeait l’accusé qui ne se conformait pas à l’image qu’on donnait de lui et tout vint à s’éclaircir à l’instant où le président Antona se mit à lire les aveux que le jeune homme avait contresignés le 6 avril 1974.

Il se révélait de façon splendide une vérité indépassable ayant l’éclat de l’évidence. Et c’est pourquoi il importe de comprendre comment ces aveux furent élaborés et comment ils affrontent la réalité de ce que renferment les témoignages que nous possédons par ailleurs ; tenter de percevoir la résonance des paroles que les enquêteurs ont bien voulu retracer, les silences aussi qui entourent leurs écrits – car c’est bien aux enquêteurs qu’il revient de façonner le texte des aveux à la convenance des questions qu’ils posent…

Après qu’ils aient interrogé Christian Ranucci à son arrivée à l’Évêché – le surnom inquisitorial que porte le commissariat central de Marseille, les policiers vont reprendre les réponses une à une pour composer ce qu’ils dénomment un « procès-verbal de chique », par lequel ils ont pour tâche de transcrire ce que le témoin a bien voulu leur dire, sans chercher à relever les contradictions que son récit ferait apparaître et dont ils useront par la suite à enceindre la vérité.

Voici ce qu’ils consignent et donnent à  parapher à Christian Ranucci le 5 juin  à 20h30 :

« Il est exact que j’ai eu un accident matériel de la circulation le 3 juin 1974, je pense vers 16 heures, alors que je venais d’Aix-en-Provence et que je me rendais à Nice, mais je ne puis préciser le lieu exact.« 

L’heure que le procès-verbal  mentionne est largement inexacte, l’accident s’est produit vers 12h30 – 13h00, non pas 16 heures, et seule la destination ne contrevient pas à la vérité. Aussi il paraît difficile de comprendre comment les policiers ont pu même avoir entendu que Christian Ranucci venait d’Aix sans même le reprendre puisqu’il rejoignait précisément depuis Allauch ou Marseille la route d’Aix au croisement de la Pomme ?

Il se mêle en vérité dans une seule phrase le déroulement de deux journées différentes, et l’on peut dès cet instant reconstituer ce que Christian Ranucci leur a vraisemblablement expliqué.

 

Le vendredi, il est parti de Nice vers 14 heures et s’est tout d’abord rendu à Salernes, revoir les lieux où  il avait passé autrefois ses vacances. Il avait lié compagnie avec des touristes allemands et puis était reparti pour gagner Aix, et de la ville d’Aix avait rejoint Marseille le soir du dimanche. Il était parti de Marseille le lendemain matin après avoir passé la nuit dans les bars du quartier de l’Opéra, ce qui expliquait sa présence au carrefour de la Pomme puisqu’il avait décidé de regagner Nice par les routes secondaires – toujours allait-il cacher soigneusement la visite à son père et le détour par Allauch.

De tout ce récit, il ne demeure plus dans la phrase que le trajet d’Aix à Marseille, curieusement déplacé au lendemain, aussi n’a-t-il plus aucun sens. Comme si l’accusation avait besoin au préalable de cet effroyable effacement. Or la méthode n’apparaît pas rigoureuse ; on peut certes jouer des confusions du témoin que l’on interroge pour gagner son esprit, mais viennent-ils de bouleverser le temps dans son ensemble et surtout, d’éluder le trou noir qui sépare l’accident de son réveil mystérieux dans le tunnel de la champignonnière. Et celui-ci  pose tant de questions qu’on peut aisément imaginer Christian Ranucci pris au piège de cette absence et dans l’impossibilité d’expliquer comment il a pu se retrouver au plus profond d’un tunnel qu’il ne connaissait pas. Et puis s’agit-il de laisser à penser qu’il a tout d’abord nié être passé par Marseille, ce qui rendra l’effet des aveux d’autant plus saisissant.

« Je venais de démarrer en 2ème vitesse d’un « stop » lorsqu’une voiture m’a percuté sur le côté gauche. J’ignore le genre de voiture avec laquelle j’ai eu l’accident.
Je me suis affolé et je suis parti droit devant moi. Payant très cher l’assurance, j’avais peur de l’augmentation de celle-ci et de la suppression du permis.
Je ne me souviens pas avoir été poursuivi par un témoin.« 

 

En vérité, l’accident occasionne un tête à queue et la voiture au sortir de l’embardée s’est retrouvée face à la route d’où précisément elle provenait. Christian Ranucci reprend la route en sens inverse en direction de Marseille, la fillette à son bord, l’accusation prétend elle, ce qui pourrait encourager Christian tout au contraire à  la reconduire chez elle.

Cependant, le récit cette fois s’approche de la vérité, M. Aubert s’est engagé dans la poursuite de la voiture après qu’elle ait disparu au fond du tournant, Christian Ranucci ne pouvait dès lors avoir connaissance d’être poursuivi.

« Après avoir roulé environ un kilomètre, ayant un pneu qui touchait la carrosserie, je me suis arrêté sur le bord de la route pour réparer. À cet endroit, un chemin se trouvait sur ma droite, fermé par une barrière (tube en fer de couleur blanche et rouge). »

Au bout d’un kilomètre, il s’arrête sur le bas-côté, et dira-t-il plus tard qu’il s’est endormi à cet endroit, au bord de la nationale, donc aux yeux de tous, anéanti par la fatigue et les conséquences de l’accident. Et c’est bien à cet endroit que M. Aubert aperçoit la voiture et n’ose s’approcher. Ainsi, il n’est nullement question de réparer quoi que ce soit, Christian n’en possède plus la force.

À cet endroit ne se trouve nulle barrière, cependant comme il s’agit d’effacer le trou noir de son sommeil par lequel s’expliquerait qu’il fût resté si longtemps sur les lieux, l’on procède à l’emboîtement des emplacements les uns dans les autres, la barrière s’est transportée par enchantement d’un kilomètre…

« Je suis descendu de voiture pour ouvrir cette barrière et, après être remonté en voiture, j’ai dirigé celle-ci dans le chemin. Après avoir parcouru quelques centaines de mètres, je me suis arrêté pour effectuer la réparation que je n’avais pu faire au bord de la route.« 

 

Ce récit ne convient pas plus, car pour effectuer cette réparation, il suffisait de s’arrêter dans le chemin, sitôt après le tournant. Il s’y serait trouvé absolument seul, invisible depuis la route nationale. Personne n’était alors en mesure de le découvrir.

L’on ne saisit pas pour quel motif, il pouvait s’avérer nécessaire d’effectuer tout ce périple pour simplement redresser la carrosserie et changer la roue, car pas plus le tunnel de la champignonnière n’est décrit, ni le fait que la voiture fut descendue en marche arrière.

« La réparation effectuée, j’ai voulu repartir mais j’ai constaté que j’étais embourbé. Je me trouvais dans une sorte de trou ou bas-fond de terrain. Ayant aperçu des personnes, j’ai demandé de l’aide et ces personnes m’ont aidé à sortir la voiture. Elles m’ont même invité à boire une boisson chaude avec du citron. Je précise que ces personnes m’ont semblé être des Nord-Africains. Je précise aussi que ces personnes qui étaient employées dans une champignonnière ne m’ont aidé qu’à l’arrivée de leur patron.

J’ai quitté cet endroit vers dix-huit heures. Je tiens à préciser que je ne puis être affirmatif sur les heures, n’ayant pas de montre en ma possession ce jour-là. Je suis rentré directement à Nice, où je suis arrivé vers vingt-deux heures.
Je n’ai rien d’autre à dire sur cette affaire, ma déclaration reflétant la vérité.« 

Soudain, le récit s’est approché de la vérité dans son reflet, à l’exception du fait qu’il est arrivé à Nice plus tôt que le procès-verbal ne le prétend, puisqu’il a regardé le film du dimanche soir sur la première chaine de télévision avec sa mère. Et cependant, il y manque tant de choses que les policiers se sont gardés d’écrire… Comme s’ils préféraient des confettis de vérité.

 

 

 

 

 

« Et ça recommence.
Quand êtes-vous parti en week-end ? Où êtes vous allé ? Par quelles routes ? Où vous êtes vous arrêté ? Qu’avez-vous fait à telle heure ? Et telle heure ? Et ici à telle heure ? Etc.

Moi qui, pendant ce court congé, je m’étais contenté de flâner en profitant du soleil, en respirant paresseusement l’air de ces mini-vacances, ils venaient m’embarrasser avec toutes ces questions d’heures précises, un peu comme si j’étais censé vivre avec un stylo et un calepin à la main et l’œil braqué sur ma montre ! Montre que je n’avais même pas. J’éludai leurs questions et demande de nouveau de quoi il s’agit, pourquoi les menottes, etc. « Vous le saurez tout à l’heure » me répond-on.

Et ça continue. Comment est arrivé cet accident ?  quelle heure ? Je réponds que je ne peux être sûr de l’heure car j’étais très fatigué et sans montre, que ce devait être vers les 15 heures. Que, après un stop, je n’avais pas vu assez tôt une voiture venir sur moi à toute allure sur ma gauche pour pouvoir l’éviter. « Qu’avez-vous fait après l’accrochage ? » – Je me suis arrêté plus loin, j’étais fatigué et commotionné et je me suis évanoui au volant.

– « Avez-vous pris des auto-stoppeurs à Marseille ou ailleurs ? – Vous en êtes sûr ? » – Oui. – « Très bien.« 

« Pourquoi avez-vous amené votre voiture dans le tunnel après l’accident ? » – Je ne l’ai pas amenée, je m’y suis retrouvé. C’est inexplicable. Peut-être vu mon état de fatigue, je m’y suis rendu sans m’en souvenir. Mais ça m’étonnerait. Je m’y suis réveillé, c’est tout.« 

Christian Ranucci, Récapitulatif (mai 1976).

 

 

 

Chapitre 21
 

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