Le soir venu, il advenait parfois le souvenir de Jean-Marc Deperrois, ce qui était sa volonté farouche, sa cause et son combat momentanément perdus…

Comment avais-je pu échouer, sinon méconnaître qu’une vérité parfois cruelle, emprise par l’habitude, les coutumes, ou bien les idées reçues, à l’opposé d’une illusion, ne saurait se délier ?

Je me souvenais de ces voyages en train jusqu’au Val-de-Reuil, cette cité du futur perdue au milieu des champs comme les imaginait George Orwell ou comme il doit s’en trouver de plus grises en Corée du Nord, et la prison faite de béton vieilli et de peinture bleue, de l’autre côté de la voie de chemin de fer, bordée d’étangs acidifiés par les effluves des polluants.

J’entendais encore le tapage qui avait suivi mon élection en tant que Président du Comité de soutien – et je n’en étais pas la cause, l’affaire de la Josacine empoisonnée était « médiatisée », comme l’on dirait « hypnotisée » et mon mandat coïncidait à peu de mois avec le dépôt d’une requête en révision. On m’avait assuré pour me convaincre d’accepter ce rôle honorable que tout serait calme, que l’affaire entrait dans une nouvelle ère plus paisible et que mon éloignement du théâtre du drame – je n’étais ni un proche, ni une connaissance – contribuerait à l’apaisement, ce qui se trouverait bien vite démenti.

Le Comité ne se fixait en vérité d’autre but que de défendre l’honneur d’un homme et la lueur semblait lointaine celle d’une résolution par la voie d’une annulation de la condamnation, en vérité les avocats de Jean-Marc n’escomptaient pas grand chose sinon les résultats de nouvelles expertises financées par le Comité de soutien pour déposer éventuellement une demande.

Jean-Marc m’avait fait parvenir le texte de la première requête en révision que ses conseils déposèrent à la fin de l’année 2000 si ma mémoire ne me trahit pas, sans doute cherchait-il une approbation. Je lui répondais cependant qu’elle me semblait étrangement composée, que je n’aurais pas écrit une telle demande de cette façon, sans rien reprendre des charges d’accusation qui figuraient au dossier. Aussi se récriait-il : « mais ce sont de très grands avocats ! » Et je concluais : « Alors peut-être faut-il en voir la cause, ce sont effectivement de très grands avocats… » L’un d’eux imaginait qu’il serait un jour Ministre et qu’il saurait engager les réformes qu’il jugeait nécessaires…

« Mais tu n’y connais rien, tu n’es pas avocat, il faut faire confiance à ceux qui savent« , était sa conclusion immuable. J’assistais toutefois à ses multiples déconvenues judiciaires, l’institution rejetait chacune de ses demandes avec la régularité d’une horloge, usant de cette mauvaise foi qui frisait l’outrage, et lorsque Jean-Marc me demandait de dénicher telle ou telle jurisprudence qui viendrait infirmer ce que décidaient les magistrats (même si je n’y connaissais rien), j’avais fini par m’en défaire en lui répétant : « mais je ne peux pas trouver de jurisprudence en relation avec un jugement qui viole délibérément le code civil ! Cela n’a pas de sens.« 

Pour un homme enfermé depuis si longtemps, moins les choses détiennent un sens, plus elles semblent avoir pris celui du secret et de l’énigme dans le monde absurde où il perd son esprit d’homme ; et cherche-t-il des causes ou des motivations là où il ne saurait s’en trouver. Il guette des jours durant ce moindre détail qui a pris l’apparence d’une étoile dans l’obscurité du raisonnement, tandis que pour nous, qui ne connaissons pas le fait de vivre dans une cage réduit à l’état d’animal, il ne s’agit que d’un reste de cendre.

Je songeais à Monsieur K., lorsqu’il s’agenouille aux robes de son illustre défenseur, tandis que celui-ci n’a rien d’autre à lui assigner comme espérance que « l’atermoiement illimité », dans ce cas surnaturel où les juges seraient particulièrement bien disposés, ce qui permet au moins d’éviter une décision définitive. Reconnaître l’innocence de Monsieur K., il ne saurait en être question répond le sage conseil, informé du fait qu’il arpente au jour le jour les couloirs où vraisemblablement il s’accroche par révérence à la robe des magistrats, ces ombres que l’on ne rencontre jamais mais qui perpétuellement murmurent.

J’avais donné ma démission de cette présidence trois ans après avoir été élu, en décembre 2003 – il semblait d’ailleurs que les Présidents de l’association accomplissaient trois ans et puis se retiraient, le sentiment du devoir accompli, car celui-ci ne consistait pas à obtenir la réhabilitation de M. Deperrois – l’on s’apercevait bien vite qu’une telle chose semblait hors de notre portée – mais la sensation qu’au travers d’un atermoiement illimité,  la vérité serait un jour bien plus forte que l’institution judiciaire, pâle fantôme décrépi par  ses complexités procédurales.

Après ma démission, j’avais usé encore d’une tentative en lui recommandant de saisir la Cour européenne, puisque le jugement de la Cour d’appel qui frappait sa plainte pour faux témoignage violait les principes fondamentaux qui régissent les libertés publiques, j’avais veillé à ce qu’il puisse accéder à la cassation aux fins d’épuiser les recours en France. Je lui avais fourni de la jurisprudence, cependant au lieu de la lire et de tenter de la comprendre, l’avait-il confiée à ses avocats. « Il faut leur faire confiance » assénait-il ensuite dans ses lettres, car depuis un moment, il ne me demandait plus de venir le voir, mon esprit devait lui sembler pour le moins quelque peu incompatible avec sa pensée en recherche de bienséance et si peu subversive.

Sans possibilité de lui parler et de tenter de lui expliquer le fondement et les conséquences d’une telle saisine, me retrouvant seul en regard d’une démarche dont je sentais qu’elle motivait de la réprobation même de la part du Comité de soutien, tout ce que j’entreprenais ne pouvais être voué qu’à l’indifférence.

« Jean-Marc, je sais déjà que tes conseils ne la saisiront pas« , lui écrivais-je. Mon initiative avait tout de même provoqué par contrecoup un changement notable, un ténor du barreau de gauche, celui-là dépourvu d’ambitions ministérielles, en remplaçait un autre, de droite.  Comme cela le condamné pouvait-il préserver en lui une pauvre flamme du fond de sa prison, imaginer que ce nouveau défenseur serait plus efficace bien qu’il fut nommé dans un cénacle semblable. Or ma prévision s’avérait exacte. La seule chose à faire, saisir cette juridiction internationale des manquements au respect des droits de l’homme, le délai en avait été manqué et pouvait-on évoquer cette cause que le remplacement d’un avocat illustre par un autre en était la conséquence involontaire.

Aussitôt passé le délai de forclusion de six mois pour saisir la Cour Européenne, Jean-Marc apprenait que sa demande de libération conditionnelle était refusée, il passerait un an de plus en prison. Si l’on s’obstine à ne pas y voir un hasard, c’est que l’on émet des suppositions fausses quant aux mécanismes secrets qui animent la machine judiciaire.

 

 

Alors il s’était éloigné, et nous nous n’étions revus qu’une seule fois à Honfleur, en septembre 2006, trois ans après mon départ. Il venait d’être libéré et tentait de reprendre pied en ce monde. Par moments, il paraissait absent, sans doute les murs se reformaient en son esprit et pour les chasser devait-il entreprendre de longues marches solitaires.

Le Comité de soutien se réunissait pour l’assemblée générale tout près de cette église en bois, ayant ce bonheur d’apprécier sa sympathie naturelle hors du fardeau du centre de détention, et nous étions conviés, les trois présidents en signe de remerciement. Le cadre était joli et l’atmosphère douce, comme les normands la révèrent avec conscience et mélancolie.

« Jean-Marc, quelles raisons tes conseils t’ont-ils donné pour ne pas saisir la Cour européenne, c’était l’occasion rêvée de remettre en cause même l’arrêt de la Cour d’assises ?« 

« Oh, me répondit-il, simplement que les décisions de cette Cour ne sont pas opposables à la justice française et qu’il n’y aurait que de l’argent à obtenir en réparation, et ce n’est pas ce que je recherche.« 

Et je rétorquais : « Tout d’abord c’est oublier la loi Hakkar qui s’applique en ce cas (1). Mais surtout, leurs réflexions que tu me transmets laissent apercevoir que les avocats pensaient que cette procédure avait une chance d’aboutir sinon n’auraient-ils pas fait part de ce qu’ils escomptaient une réparation pécuniaire. Pourquoi penses-tu qu’un jugement de cette stature n’aurait pas contribué à faire lever un doute sur la régularité et les circonstances de ta condamnation ? Quelle étrange façon de procéder, de dire que l’on n’entreprend pas une procédure dont on estime qu’il y a de fortes chances qu’elle soit remportée ? Et qui ne coûte rien, excepté le temps d’attendre la décision d’une juridiction particulièrement lente et encombrée.« 

Il n’y avait pas de réponse, et Jean-Marc m’a raccompagné jusqu’à Paris le soir dans sa voiture, en évitant soigneusement de passer par la Seine-Maritime puisque l’institution lui interdisait d’y paraître jusqu’en décembre 2009…

Une figure cependant me semblait souligner le spectre incarné de l’erreur judiciaire, celle de Marc Gaubert. Cet avocat général redoutable avait requis contre Jean-Marc 25 ans de prison, sans preuve, sans aveux, sans témoins assénait-il pour faire plier les jurés à son système. Dans une autre affaire, il invoquait cyniquement à l’encontre des accusés comme leur propre miroir : « la violence de la loi« . Lorsqu’il proférait au fil de ses réquisitions des approximations ou des contrevérités, cet homme s’animait d’une gestuelle particulière et, pour qui le connaissait, pouvait ainsi se départir le vrai du faux.

Après avoir séjourné à la Cour d’appel de Rouen jusqu’en 1999, il avait  dû gagner quelques échelons pour la grandeur des services rendus et s’offrait à lui un poste à Toulouse en tant que parquetier.

Et ceci n’était pas du tout indifférent car les avocats des parties civiles qui officiaient dans l’affaire de la Josacine étaient issus justement du barreau de Toulouse… L’on pouvait dès lors suivre le travail opiniâtre du procureur Gaubert en Haute-Garonne, car une fois acquis le jugement controversé qui concluait l’affaire de la Josacine empoisonnée, se trouvait-il aussitôt placé dans la tourmente de l’affaire Alègre et ses monceaux de cadavres…

 

 

Or un jour de 2002, j’avais reconnu au travers d’un entrefilet de presse le nom du procureur Marc Gaubert en face d’une affaire que la presse devait estimer assez insignifiante, l’incendie d’un colis piégé – et pour la première fois le nom de l’accusé, Daniel Massé. L’un de ses défenseurs, Maître Jean-Luc Forget, se trouvait – par quel hasard malencontreux, issu du cabinet De Caunes Forget – dont le second duettiste, Laurent de Caunes avait charge depuis des années les intérêts des parties civiles de  l’affaire de la Josacine empoisonnée, ayant succédé à son confrère Maître Roger Merle parti en retraite.

Ce détail révélait une face fort inquiétante pour les intérêts de M. Massé, car à nul doute l’affaire de la Josacine avait permis quelque rapprochement entre le procureur toulousain Gaubert et l’avocat toulousain Maître de Caunes. Or les protagonistes du drame, M. Tocqueville notamment, engageaient une procédure en diffamation en conséquence d’un livre écrit par le journaliste du Monde, non pas en Normandie leur pays d’élection, mais à Toulouse précisément, et l’on pouvait ainsi mesurer l’étroitesse de leurs liens.

M. Gaubert, avocat général, avait à nul doute encouragé le procureur général à faire appel de l’acquittement de M. Massé, or en mai 2003, le procès d’assises d’appel était renvoyé par la suite de la révélation d’une pièce inconnue. Ceci remémorait une péripétie semblable à l’affaire de la Josacine – un témoignage oublié – par laquelle se dévoilait l’impression que l’instruction n’était pas véritablement rigoureuse. Mais de la pertinence des accusations portées contre M. Massé, l’on ne pouvait en connaître que quelques bribes – pas plus. L’affaire n’avait pas suscité le même tourbillon médiatique – hypnotique.

En d’autres circonstances peut-être aurais-je pu entrer en contact avec l’accusé et lui signaler cette étrangeté qu’il ne devait pas connaître. Mais à cette époque, je me trouvais à organiser mon départ de la présidence du Comité de soutien et je n’étais pas dans cet élan de m’intéresser à d’autres affaires.

Bien plutôt, le sentiment d’échec me faisait conclure qu’il valait mieux que je ne m’éloignas de telles causes. Et comme il pouvait se redouter, le procès une fois repris, M. Massé était condamné en décembre 2003 à une peine extrêmement lourde de 25 ans de réclusion. Un article parut à ce propos dans le journal Le Monde deux ans après, signalant que le condamné partait en prison pour un quart de siècle en laissant une petite fille de deux ans au dehors. M. Gaubert en requérant savait quels dégâts il allait commettre au nom de l’administration judiciaire, la « violence de la loi » ou bien peut-être la violence de la violation de la loi, car seule la violation de la loi en ses principes suscite violence et terreur.

Cependant, si M. Massé était coupable des faits qu’on lui reprochait, que pouvait-on y redire, sinon a souligner l’extrême lourdeur de la peine de 25 ans de réclusion –  tandis que les victimes n’avaient été que blessées – au regard des 20 ans infligés à Jean-Marc Deperrois pour la mort d’une enfant par empoisonnement prémédité ?

C’est ainsi que peu de temps après être revenu d’Honfleur, dans le ressouvenir est reparu à mes pensées le nom de Daniel Massé. Je reprochais en moi-même à Jean-Marc de ne pas s’être défendu comme il aurait pu, d’avoir laissé l’étau se refermer à ce point sur lui et d’avoir peut-être donné à entrevoir ainsi au procureur normand, devenu toulousain, qu’il lui était permis de recommencer.

Qu’était devenu Daniel Massé ?

Un soir de la fin de l’année 2006, peu de temps après la cérémonie d’Honfleur, par curiosité, j’ai tapé son nom dans un moteur de recherche internet en pensant qu’apparaîtraient quelques articles de journaux…

 

¹ La Loi dite « loi Hakkar » a été promulguée le 15 juin 2000 et porte pour titre : Du réexamen d’une décision pénale consécutif au prononcé d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme

« Le réexamen d’une décision pénale définitive peut être demandé au bénéfice de toute personne reconnue coupable d’une infraction lorsqu’il résulte d’un arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme que la condamnation a été prononcée en violation des dispositions de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou de ses protocoles additionnels, dès lors que, par sa nature et sa gravité, la violation constatée entraîne pour le condamné des conséquences dommageables auxquelles la  » satisfaction équitable  » allouée sur le fondement de l’article 41 de la convention ne pourrait mettre un terme. »

 

 

 

« La cour d’assises d’appel siège une première fois, début 2003. Le procès est renvoyé. Pour les victimes comme pour l’accusé, il faut encore attendre. Quand il revient devant les jurés de Montauban, fin 2003, M. Massé est « fatigué » de cette interminable procédure judiciaire, rappelle sa femme, Valérie. Il n’a, malgré tout, « jamais voulu imaginer qu’il irait en prison ». La veille de l’ouverture des débats, ses avocats le rassurent : « Après, on n’en parle plus, c’est les vacances. »2

Le pourvoi en cassation a été rejeté. Deux jeunes avocats parisiens, Jean Tamalet et Ludovic Malgrain, appelés à la rescousse par les enfants de Daniel Massé, dénoncent une affaire bâclée depuis le début. Ils explorent d’autres voies, notamment un recours en révision. Valérie, elle, a été anéantie par le verdict. Sous antidépresseurs pendant huit mois, elle a dû vendre son salon de coiffure. Aujourd’hui, elle va mieux, mais ne comprend pas. « On ne laisse pas un homme pendant neuf ans dehors, refaire sa vie, pour ensuite le priver de son enfant de 3 ans et de son épouse. »

Le monde du 12 août 2005

2 Sans doute évoquaient-ils leur propre oubli et leurs propres vacances et non pas celui et celles de M. Massé ; Maître Denis Boucharinc, Maître Jean-Luc Forget, devenu depuis Président de la Conférence des Bâtonniers (cabinet De Caunes/Forget)

 

 

Chapitre 34 – Jean-Marc Deperrois – Daniel Massé

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2 réflexions sur “33 En cette nuit de l’année 2006…

  1. Merci Lydie !!!!

    En vérité, si l’on devait considérer qu’il y a une victime dans tout cela, alors sans doute s’agit-il de l’institution judiciaire elle-même, d’être parfois si mal servie et s’être déconsidérée par la façon même dont elle a été conduite dans de telles ornières.

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