Que n’a-t-on tenté pour discréditer le témoignage de Mme Mattéi, car la rencontre fortuite devant la prison des Baumettes avec Mme Mathon mettait soudain au jour le fait que des éléments de procédure avaient été purement et simplement escamotés.

Madame Mattéi prétendait avoir été mise en présence de Christian Ranucci et cet acte devait donner alors lieu à un procès-verbal, d’autant plus si la reconnaissance s’avérait négative, car cette présentation du suspect provenait justement de ce que que le témoin évoquait un pullover rouge, justement celui-là même que l’on avait découvert dans la champignonnière.

Mme Mathon remonta donc le fil de l’enquête invisible, puisque ainsi Mme Mattéi avait rencontré à l’Évêché un autre témoin et ne se souvenait de son nom qu’imparfaitement. Elle se remémorait un homme nommé Martin, habitant une cité dénommée Cerisaie, tandis qu’il s’agissait en vérité de M. Paul Martel, gardien de la cité des Cerisiers :

«Je me suis rendue à la cité des Cerisiers et j’ai vu que le gardien s’appelait M. Martel, et non Martin. C’est un gardien assermenté. Je ne lui ai pas dit qui j’étais, je n’ai pas parlé de Christian. Je lui ai dit que je cherchais des renseignements sur l’affaire des deux fillettes de la cité. Il m’a dit que ça s’était passé le samedi 1er juin vers quinze heures trente. Pour me le prouver, il a pris un carnet noir sur le bureau de sa loge : tout était noté, les dates, les heures. Il était sorti pour sortir les poubelles et il avait vu des déménageurs en train de faire un déménagement dans un bâtiment. Il y avait aussi les deux petites Albertini 1 qu’il connaissait bien, et un homme qui avait l’air d’attendre. M. Martel ne connaissait pas cet homme mais il a pensé que c’était un ami de la locataire qui déménageait. Il était vêtu d’un pull-over rouge et d’un pantalon de velours. M. Martel est passé à côté de lui et a fait le tour du bâtiment pour aller à ses poubelles. Quand il est revenu, il a vu un attroupement autour des deux fillettes et on lui a dit que l’homme au pull-over rouge les avait touchées d’une façon dégoûtante. M. Martel a voulu le poursuivre mais il avait déjà filé. Un garçon de la cité, qui était là, a dit qu’il l’avait vu monter dans une Simca. Ensuite, le 4 juin, M. Martel avait été convoqué à l’Évêché avec M. Albertini et ses deux filles. On leur avait montré Christian mais, bien sûr, ils ne l’avaient pas reconnu. M. Martel m’a dit: «Je leur ai dit à l’Évêché que ce n’était pas lui. Ils ne se ressemblaient pas du tout. Mon pull-over rouge, il avait dans les trente-cinq ans, et je l’ai bien regardé quand je suis passé près de lui. ».

« J’ai beaucoup remercié M. Martel et, après le parloir où j’ai annoncé toutes ces nouvelles à Christian, j’ai pris un taxi et je suis retournée aux Cerisiers pour voir les Albertini. Je n’ai trouvé que Mme Abertini, une femme blonde qui paraissait une trentaine d’années. Je lui ai dit que je venais à propos de l’affaire de ses deux petites, sans en dire plus. Elle m’a accueillie très gentiment et m’a fait entrer dans la salle à manger, où son fils, un petit garçon de six ans, était en train de regarder la télévision. Elle m’a dit qu’il avait une angine. Elle m’a montré les photos de ses deux fillettes, Patricia et Nathalie qui avaient dans les dix ans. Mme Albertini avait l’air un peu ennuyé. Elle m’a expliqué qu’elle évitait de reparler de cette histoire aux enfants pour qu’elles l’oublient au plus vite. C’était normal. D’ailleurs, elle ne savait rien de plus que M. Martel. C’était son mari qui avait porté plainte et qui était allé à l’Évêché avec Patricia et Nathalie. »

« Je l’ai remerciée de son accueil et je suis partie. J’étais heureuse, soulagée, optimiste. En comptant Mme Mattéi, sa fille Agnès, la petite Barraco, M. Martel et les deux petites Albertini, ça faisait six personnes qui avaient vu l’homme au pull-over rouge et qui savaient que ce n’était évidemment pas Christian. »

1. Ces deux enfants ayant été victimes d’une agression caractérisée, même si elle est fort heureusement restée superficielle, nous avons cru devoir les désigner par un pseudonyme.  (le Pullover rouge, Gilles Perrault)

Lorsque Christian Ranucci évoquait sa garde-à-vue, il se souvenait que pour lui arracher des aveux, les policiers martelaient qu’ils avaient toutes les preuves et que six personnes l’avaient vu, et ce nombre coïncide parfaitement avec les trois témoins venus de la cité des Tilleuls et les trois témoins venus de la cité des Cerisiers. Or ces personnes affirment que Christian Ranucci leur a été présenté aux fins de reconnaissance.

Les procès-verbaux de ces confrontations devaient être joints à la procédure contre Christian Ranucci, c’est une faute insigne des enquêteurs de ne pas y avoir veillé, sinon à démontrer que le pullover dont il est question n’est pas le même. Cependant, elles évoquent pour certaines d’entre elles une simca 1100, elles indiquent pour certaines d’entre elles que l’homme a tenté de les attirer en évoquant le stratagème du chien noir qu’il aurait perdu, ce qui figure le procédé que le ravisseur de Marie-Dolorès a employé.

Cependant, si l’on s’en rapporte à la pièce à conviction même du pullover rouge, l’accusation, encore aujourd’hui, tente d’user de deux arguments absolument contraires.

Gérard Bouladou écrit :

« Et si, pour clore cette détestable controverse, on raisonnait comme Gilles Perrault, sans preuves, sans logique, en dépit du bon sens. Je veux bien être absurde un instant comme il sait l’être trop souvent.

Imaginons que l’on découvre, tout à coup, que Christian Ranucci est bien l’homme qui, le samedi 1er juin 1974, a abordé dans un champ de la Cité des Tilleuls à Marseille Agnès Mattéi et Carole Barraco pour tenter d’emmener l’une d’elles sous le prétexte du chien perdu, après avoir changé d’aspect pour qu’on ne le reconnaisse pas. Il n’aurait pas eu le courage de passer à l’acte lors de ce premier essai. La cité des Tilleuls ne se situe pas loin du domicile de Maurice Benvenutti, le copain de régiment qu’il voulait voir mais qui n’était plus à Marseille. Il se serait rendu ensuite dans la cité des Cerisiers, après avoir tenté de voir son ancienne fiancée qui demeurait non loin de là. L’alcool aidant – il nous a longuement raconté qu’il avait beaucoup bu ce week-end là  il serait cette fois passé à l’acte mais en se livrant à des attouchements, la discrétion des lieux ne nécessitant pas un enlèvement de quelques heures.

Cela permettrait de comprendre pourquoi il a dit au psychiatre : « je leur ai dit (aux policiers) que j’étais parti le samedi », puis, plus loin : « j’ai passé la première nuit dans ma voiture », sous-entendant qu’il avait passé deux nuits hors de chez lui. Voyez comment on peut construire une nouvelle théorie « vraisemblable »,

Tout colle, comme le dit notre Perrault national, puisque le pullover rouge est à la taille de Ranucci… »  (Gérard Bouladou, Autopsie d’une imposture, Pascal Petiot éditions)

Malheureusement, rien ne colle en vérité – et Gérard Bouladou nous induit en erreur car en vérité, la tentative contre Carole Barraco et Agnès Mattéi se déroule le vendredi 31 mai et non le samedi 1er juin, tandis que Christian Ranucci se trouve à Nice -, puisqu’aucun des témoins ne reconnaît Christian Ranucci lors de la confrontation du 6 juin 1974 à l’Évêché, comme le précise Danou le 12 octobre 2007 sur le forum de discussion :

« J’ai pu retrouver et parler avec Nathalie C., de la cité des Cerisiers, celle que Gilles Perrault appelle dans son livre « La petite Albertini » et qui a été victime d’une agression par l’homme au pull-over rouge. Elle a été absolument formelle : son type ne pouvait en aucun cas être Christian Ranucci, même grimé, même les cheveux plaqués en arrière. L’homme qui l’a agressée était un homme qui avait la trentaine, qui était très corpulent, avait les cheveux bruns et surtout – et c’est le seul point qui ne figurait pas dans les PV – clairsemés et coupés ras. 
Elle se souvient très bien de sa visite à l’Évêché accompagnée de son père et de Monsieur Martel et elle m’a dit : « Il n’y avait absolument rien de commun entre Ranucci et l’homme au pull over-rouge. Ranucci était un garçon très mince, l’homme au pull-over rouge était un homme, trapu, corpulent, le cou fort. Et Christian Ranucci avait des cheveux épais et bouclés, l’autre avait des cheveux clairsemés et ras. Impossible de les confondre !« 

C’est ainsi que M. Martel assure que cet homme au pull rouge est complètement différent de Christian Ranucci, comme de même on sait que Christian Ranucci est parti de Nice le dimanche et qu’il ne pouvait se trouver à Marseille alors que les agressions dans la cité des Cerisiers et celle des Tilleuls avaient lieu – qui plus est celle des Tilleuls qui se déroulait en vérité le vendredi 31 mai, tandis que le jeune homme travaillait pour les établissements Cotto. »

L’autre argument consiste à dire que le pullover rouge découvert dans la champignonnière n’aurait rien à voir avec celui que les six témoins ont aperçu, ainsi que l’énonce Gérard Bouladou :

« La présence de ce pull-over dans la champignonnière est peut-être tout simplement une de ces coïncidences capables, quelques instants, de troubler une affaire, mais il n’a, en rien, comme a pu l’affirmer Gilles Perrault, enlevé quoi que ce soit à la culpabilité de Ranucci. Il a simplement introduit un élément mystérieux qui aurait pu être éclairci avec une simple mention sur un procès-verbal de police :

« Présenté à monsieur Martel et [aux] deux  sœurs  [Albertini], le pull-over rouge, trouvé dans la champignonnière, ne correspond pas du tout à celui que portait le satyre qui a opéré dans la résidence « Les cerisiers » le 1er juin 1974« .

Il me semble pour ma part que si les deux pull-overs avaient semblé identiques à M. Martel, Philippe Alfonsi et Gilles Perrault n’auraient pas manqué de le lui faire dire lorsqu’il a été interviewé pour l’émission de télévision de 1985, « Histoire d’un jour : 28 juillet 1976 – Qui a tué Christian Ranucci ? » Comment les journalistes auraient-ils pu rater une si bonne occasion de montrer que leur thèse était validée par un témoin ?« 

M. Paul Martel est interrogé par un journaliste de TF1 – Jacques Lenoir – en une autre occasion et il confirme avec assurance que Christian Ranucci et l’homme au pullover rouge sont deux personnes tout à fait différentes, ajoutant que le pullover qu’on lui a présenté à l’Évêché (celui retrouvé dans la champignonnière) était exactement le même que celui qu’il avait vu porté par l’homme qui agressait les fillettes dans la cité des Cerisiers. Et s’il existait une mention sur un procès-verbal de police, celle-ci indiquerait bien au contraire :

« Présenté à M. Martel et aux deux sœurs Albertini, le pullover rouge écarlate avec des boutons dorés sur l’épaule, trouvé dans la champignonnière correspond exactement à celui que portait le satyre qui a opéré dans la résidence « Les Cerisiers », le 1er juin 1974″ , comme on peut en juger par soi-même :

Jacques Lenoir : Pas très loin des lieux de l’enlèvement dans cette cité, des témoins peu avant le crime avaient repéré un homme au pullover rouge, roulant en Simca qui accostait les petites filles en utilisant exactement le même stratagème que pour Maria-Dolorès. (NB : le journaliste de TF1 confond et entremêle l’agression des Cerisiers et celles qui se sont produites dans la cité des Tilleuls).

Ces enfants et le gardien de l’immeuble sont formels, cet homme et Ranucci sont deux personnes différentes.

Paul Martel : Ah, tout à fait différentes, tout à fait différentes…

Jacques Lenoir : – Mais alors vous savez qu’on a retrouvé sur les lieux du crime de la petite Maria-Dolorès un pullover rouge…

Paul Martel :  Oui, j’ai suivi l’affaire, j’ai suivi l’affaire…

Jacques Lenoir :  C’était donc le même pullover à votre avis que celui que portait l’homme que vous avez vu ?

Paul Martel :  Ah le pullover qu’ils m’ont présenté, c’était le pullover exact qui était sur ce type là que j’ai vu… le pullover rouge…

Jacques Lenoir :  Comment expliquez vous cela alors ?

Paul Martel :  Ma foi, ça me paraît bizarre…

Jacques Lenoir :  Cela ne vous a pas semblé curieux que l’on ne prenne pas en considération votre témoignage ?

Paul Martel :  Ça m’a paru un peu louche, moi. D’après mes idées à moi, j’ai dit ma foi, ils ont l’air de vouloir trouver un coupable quoi…

(Ce qui s’interprète à nul doute comme : ils ont l’air de vouloir mettre la main sur le premier qui passe et se trouve à leur portée, dont on fera un coupable à tout prix, même si ce n’est pas la bonne personne…)

Chapitre 45 – Christian Ranucci

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6 réflexions sur “44 De fil en aiguille

  1. Je viens de découvrir votre site, je trouve ça formidable ce que vous faites (cela sauvera un peu l’honneur de ce procès baclé), maintenant je m’en vais vous lire passionnement !

  2. Bonjour,

    Content que vous ayez repris l’écriture. Les nouveaux chapitres sont excellents, avec toujours beaucoup de clarté dans l’exposé des faits.

    Cela fait plusieurs années que je m’intéresse à l’affaire Ranucci et, au delà des faits qui sont souvent extrapolés, incompréhensibles ou contradictoires, une impression s’impose de plus en plus à moi: seul un innocent aurait pu se défendre aussi mal.

    1. Je vous remercie beaucoup de cette appréciation.

      Peut-être qu’un jour je réfléchirai à décrire comment chacun d’entre nous peut se trouver impliqué dans une erreur judiciaire, dès lors qu’on laisse paraître une faille dans sa propre cuirasse.
      Tout simplement parce que l’institution judiciaire se comporte parfois comme ces grands psychopathes qui sont capables de déceler chez l’autre quelque défaillance passagère et fondre sur lui pour le détruire par cette faiblesse même.

      Un innocent pris dans les griffes de la justice ne sait pas se défendre parce qu’il se trouve enfermé dans un système où le détail prime sur l’essentiel – l’accusation lui est étrangère, il se trouve comme Marion Crane dont l’argent brûle les doigts et qui n’aperçoit plus, à force de creuser son propre trouble, l’œil perçant du double de Norman Bates l’emprisonner en usant d’une proximité insidieuse et de formes austères et rigides…

      1. Bonsoir,

        Je reprends vos termes : Un innocent pris dans les griffes de la Justice ne sait pas se défendre parce qu’il se trouve enfermé dans un système où le détail prime sur l’essentiel.

        Je me permets de vous répondre en rapportant une histoire que j’ai vécue, et être accusé à la place d’un autre. Mésaventure dont je me souviens encore très bien, même s’il n y a pas eu de suite et pas de conséquences graves… Mais les faits sont là !

        En 1970, je faisais du porte à porte pour vendre des gâteaux en groupe dispersé dans une cité HLM près de Creil dans l’Oise. En sortant d’un Immeuble pour rechercher de la marchandise stockée dans l’Estafette qui nous ravitaillait, la police m’attendais.
        Je ne savais ni comment, ni pourquoi. J’ai été fouillé et emmené au commissariat de police.
        C’est là que j’ai appris que j étais accusé de vol. Une fille m’a reconnu, j’étais fou furieux, je me suis retrouvé dans une situation délicate, je n’avais rien à me reprocher, j’étais arrogant, hors de moi !
        La police, après avoir enquêté sur moi au commissariat, auprès de la Mairie et la gendarmerie de mon domicile, un inspecteur est venu me chercher et dialoguer avec moi.
        Il m’a informé de ce que le job que je faisais n’était pas régulier. Je n’étais pas déclaré, et c’est là que je lui ai fait remarqué que nous étions un groupe de vente, et que c’était tombé sur moi. Pendant ce temps-là, d’autres policiers ont rassemblé les autres vendeurs et les ont fouillés.
        L’un d’eux avait effectivement commis un vol, le plus déconcertant : le voleur et moi nous étions physiquement différents ; mais pour celle qui avait prétendu me reconnaitre, la police m’ayant interpelé, ce ne pouvait être que moi, forcément !

        J’ai passé des heures interminables d’angoisse à l’ombre, ne sachant que faire, finalement relâché, sans excuses, ni pardon!

        Cordialement.

  3. Je suis soulagé de lire vos commentaires car je trouve enfin des personnes qui réfutent la thèse simpliste de l’accusation qui se contente de valider des témoignages douteux de personnes qui sont de toutes façons protégées par la justice, même quand ils font d’énormes bourdes.

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