C‘est peut-être moins Christian Ranucci que l’on a condamné, plutôt sa propre histoire, et sans doute tenait-on à condamner en réalité sa mère Héloïse Mathon à souffrir pour le restant de ses jours et la priver de son unique enfant.

C’est ce qui semble se refléter de ce que l’on sait de l’entretien que Madame Ilda Di Marino, le juge d’instruction, eut avec elle. Ce que le magistrat remettait en cause de façon cinglante et perfide, c’était l’éducation que sa mère avait donné à Christian, en martelant qu’il fallait être sévère avec les jeunes, sinon concluait-elle de cet phrase définitive : ils ne  valent rien.

Il appert qu’on avait été très sévère avec Madame Di Marino enfant, ce qui en faisait à son tour une juge d’instruction d’une grande rudesse, à ce point d’ignorer les droits de la défense.

Cependant, il était apparu avec tant de clarté à l’institution la culpabilité du jeune homme qu’il n’était plus question de définir sa personnalité même, laquelle eut emmêlé tout à fait l’impression pure qu’on souhaitait en avoir.

L’enfant est morte d’avoir reçu quatorze coups de couteau, d’une violence et d’une rage telles qu’on ne peut se figurer d’autre âme à cette agression que l’œuvre d’un grand psychopathe. L’image qui pourrait y répondre est celle de ce meurtrier du train régional, qui assène trente trois coups de couteau à une jeune femme qui se refuse à lui. Et lorsque le rideau se déchire, apparaissent les massacres d’Arméniens dont il est devenu le feu tragique à son insu, ces habitudes maniaques autour desquelles il tente d’endiguer la souffrance de tant de disparus, morts dans le désert et privés de leurs origines, au point de se replier sur soi à peine d’en mourir étouffé sous l’écho de sa propre famille.

L’image qu’on a tenté de donner de Madame Mathon, ce fut celle d’une mère fusionnelle, trop attentive, glaçante, une mère à l’image d’une prison.
On aurait pu imaginer même cette mère de psychopathe que décrit si bien Alfred Hitchcock dans le film : « L’inconnu du Nord-Express » :

(La traduction approximative de quelques éléments de dialogue (paradoxes et  mélanges de niveaux) donne ceci : Tiens tes mains tranquilles, tu es si nerveux. J’aime que mes ongles soient coupés parfaitement. Les ai-je coupé trop courts ? Oh non c’est parfait. Tu m’inquiètes. Non tout va bien. Pourtant tu as l’air si pâle. As tu pris tes vitamines ? Un flacon entier. Pourtant tu m’inquiètes tout de même, n’as tu pas fait de bêtises ? J’espère que tu as remisé ton petit plan stupide. Lequel  Maman? Poser une bombe à la Maison Blanche. Je plaisantais voyons, que dirait le Président ? Tu es un vilain garnement Bruno, tu me fais toujours rire. Rase-toi avant que ton père ne revienne. Je suis malade et fatigué d’avoir à me prosterner devant le « Roi ». Non non, ne te mets pas en colère, vient voir ma peinture. La peinture, ça calme les nerfs. C’est Père que tu as représenté ! Je voulais peindre Saint-François !)

Mais il est aujourd’hui avéré que l’histoire de Christian est à l’opposé, Mme Mathon n’entretenait nul lien fusionnel comme les expertises l’ont prétendu sans rien connaître, ni même cet expert auprès de la Cour de cassation, dont les propos effrayants laissent une drôle d’impression, tant il brode sur des faits et des impressions inventés, M. Giraud, ni cette relation de double lien où l’inquiétude mêlée de complicité sert de barrière à qui viendrait troubler leurs échanges fondés sur l’exagération permanente et l’effroi destructeur.

Ce que l’on reprochait sans doute à Mme Mathon sans le dire, c’est d’avoir fait vivre à son fils une sorte d’épopée nomade au gré des bars qu’elle prenait en gérance, d’avoir laissé son fils seul plusieurs semaines tenir « le Rio-Bravo » sur la route de Voiron dans l’Isère alors qu’il n’était qu’adolescent, de lui avoir permis de mener une vie ouverte à grand vent, de lui avoir permis de faire très tôt des rencontres, et de préserver l’intimité de son intense et douce vie amoureuse.
De lui avoir fait partager la joie qu’elle avait de s’occuper de jeunes enfants et dont les parents gardent tous un pieux souvenir.
Christian Ranucci était un être libre, affectueux et sage…

Une seule épine cependant vient apposer l’accroc, Madame Di Marino retranscrit ce que Christian lui raconte de son enfance vécue – dans la peur dit-il, celle que son père qu’il n’a pas vu depuis la séparation d’avec sa mère, finisse par les retrouver, lui et elle. Après ce qu’il avait fait, la blessure qu’il avait porté à Héloïse. Il craignait toujours qu’il la tue et qu’il le tue lui-même.

Cette vie quelque peu aventureuse provenait donc de ce qu’il fallait fuir son propre père qui avait certes, alors que Christian était âgé de 4 ans, donné quelques coups de rasoir au visage de sa femme dans un accès de colère.

Il subsistait donc la part d’un différend à résoudre. Et sur cette question de famille, l’erreur judiciaire allait se former. Car Héloïse, lorsque Mme Di Marino lui a demandé pour quelle raison Christian s’était rendu à Marseille, lui a sans ambages suggéré qu’il allait peut-être rendre visite à son père qu’il n’avait pas revu depuis dix-sept années, ce que Madame Di Marino, tout à sa sévérité redoutable, ne fera jamais vérifier.

Ce père, ce n’est pas celui d’Hitchcock dont la monumentale présence – The King – étouffe Robert Walker au point qu’il se désarticule sans cesse et ne peut avoir conscience que de son regard et de ses mains. C’est une image que Christian aperçoit dans sa parfaite ambivalence. Héloïse se souvient avoir lu subrepticement une lettre que son fils lui destinait et qui rappelait son attitude valeureuse pendant la guerre, qu’il souhaitait le revoir, le connaître.

Christian est venu à Marseille rencontrer son père. Et nul n’ose rien en dire, ni rien révéler de cela, ni le père lui-même, ni les avocats qui n’ont sur ce point aucune curiosité. Sa mère seule parle, mais personne ne l’entend.
À ce point que Gilles Perrault non plus n’a pas osé le déranger et se rendre à Allauch où il résidait, alors que la résolution du drame se trouvait là sans doute, à cet instant.

Au cœur d’une erreur judiciaire, l’on retrouve presque toujours cette sorte de chambre intérieure, inaccessible, mystérieuse, que toute famille se réserve à ses propres pas, et dont l’institution se sert pour fomenter ses inventions, ses sentences définitives.
Et lorsque Madame Di Marino reprochait à Madame Mathon d’avoir élevé son fils sans la sévérité requise, elle lui signifiait que ce père absent, qu’on voulait fuir par la simple peur de son image, en viendrait par la main de l’Institution judiciaire toute liguée, à tuer son propre enfant, et accomplir la prophétie.

À ce point que Christian croiserait par hasard un homme au couteau.

« Étant privé de l’autorité paternelle, dont l’image est ressentie comme agressive, et ressentant vis-à-vis de sa mère des sentiments teintés de sado-masochisme, il n’a pu construire une vie affective et sentimentale harmonieuse, sa sexualité demeurant immature et mal orientée.
Il s’hyper-contrôle, refoulant une agressivité et un sadisme accentués par l’angoisse et susceptibles de s’extérioriser sous l’effet d’une très forte émotion.
« 

Myriam COLDER, rapport d’expertise psychologique

 

« Je te renvoie ci-joint la carte de Jeanine, elle sera contente de recevoir un petit mot, je lui écrirai cette semaine, ainsi qu’aux C. et aussi à Voiron. Tu as bien dit à l’avocat de se rendre au palais ? Il faut absolument que les recherches commencent pour bien faire dans cette quinzaine, je ne l’ai pas vu samedi, ni jeudi ou il est parti avant mon retour du parloir. Prends soin de toi.
Je t’embrasse bien affectueusement, Christian.
« 

Christian RANUCCI, 9 mars 1975

 

« Oui, je peux vous le dire aujourd’hui, nous avons fait l’amour ensemble et j’ai été très heureuse avec lui. Il était doux, aimable et joli. Je l’ai aimé de toute mon âme et de tout mon coeur. J’espère que lorsque la mort viendra me prendre à mon tour, nous nous retrouverons là-haut.« 

Monique M., Août 1976.

Chapitre 13
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