Internet crée un temps mythique qui s’enroule sur lui même et réitère la réapparition des souvenirs autant de fois qu’on le souhaite, tout comme le phonographe le fait avec la musique.
La télévision fomente l’oubli par sa transparence même. L’émoi suscité par l’exécution n’avait duré que le temps de l’annoncer, il s’était estompé et s’il demeurait comme une onde invisible, c’était pour indiquer que tout désormais s’était métamorphosé, une illusion de modernisme s’était dissipée et Raymond Barre avait remplacé l’impétueux Chirac. Voici un premier ministre conservateur jusqu’au bout des ongles, parfois même son conservatisme de docte professeur est teinté d’un peu de réaction, juste ce qu’il faut, qui tente par tous les moyens de juguler l’inflation en démunissant l’État de sa TVA. Le procédé n’a pas de sens, tout le monde s’en doute, mais le cautère permet de maintenir sauve l’apparence de l’amputé.
La première alerte est venue en 1977. Pour agrémenter un débat sur la peine de mort qui suivait je ne sais plus quel film, les dossiers de l’écran, célèbre et immuable émission de télévision avaient organisé deux débats distincts, ce qui ne se fait jamais d’habitude. Le second duel réunissait deux personnalités et sans doute devait-il s’agir de Robert Badinter et d’un juriste favorable au châtiment suprême, Maître François Sarda, tandis que le premier mettait en présence une femme qui avait perdu sa fille de 18 ans, violée et tuée par un inconnu et une autre qui venait parler de son fils guillotiné.
Plus personne n’ayant conservé le souvenir de Christian Ranucci, sa mère se dénommant Mme Héloïse Mathon, nul ne pouvait faire à cet instant le rapprochement et j’ai cet intense souvenir de ne pas l’avoir fait ce soir là. Cependant, cette femme parlait d’une voix si calme, avec une telle attention pour les autres que tout d’un coup, à l’entendre, la vérité apparaissait, nue, effroyable :
Ils ont exécuté un innocent. Il n’était pas coupable et ils ont osé procéder à sa décapitation.
Rien d’autre ne transparaissait que cette vérité brutale : un homme qui n’avait rien fait avait été mis à mort. Tout cela dans la plus incertaine cathédrale. La femme en face, qui clamait son besoin d’être apaisé du meurtre de sa fille en paraissait déplacée, son drame se muait en bienséance outragée, elle cherchait ce qui tenait lieu de bon ton. Elle aurait dû inspirer la pitié ou le respect, mais non, la ferveur du présent se reportait à chaque fois sur Mme Mathon, sa voix douce apaisante, sa foi lucide. Le présentateur confronté soudain à cet abîme tentait maladroitement de refermer les plaies, à prétendre contre toute bonne foi qu’il ne s’agissait pas de refaire le procès de cette infamante condamnation. L’institution judiciaire soudain s’éclaboussait d’elle-même, par les mots les plus simples, ceux dont elle n’use jamais…
Et puis, plus rien.
La télévision est transparente, elle laisse la vérité apparaître certes et en cette matière elle peut être tout autant dangereuse pour l’autorité, comme elle est un instrument de pouvoir par le calme qu’elle propage. Mais cependant, elle ne préfigure aucun rapprochement et ne crée que cette impression d’oubli, sinon qu’il demeure une sensation de proximité claire et brutale.
Or donc, je ne me souvenais de rien d’autre que cette vérité affreuse : ils ont exécuté un innocent. Ils ont osé faire ce qu’on ne croit pas imaginable, mais tout retombe dans la même nuit. Cette apparition est trop brève.
Longtemps après, il m’a été donné de revoir un passage de ce programme de télévision, et soudain j’ai vu apparaître ces détails disparus de ma mémoire : Il y avait quatre doutes, dit-elle : « Christian était gentil, il s’occupait si bien des enfants que je gardais. Il voulait une vie simple, avoir des enfants, fonder une famille. » Lui qui aidait sa mère à porter le parc et le landeau, ces choses encombrantes mais pas lourdes… Non décidément, dans le calme de sa voix, elle faisait apparaître de façon lumineuse que son fils si aimable ne pouvait sûrement pas être assassin d’enfant.
« Surtout j’aurais aimé [lors du procès] que notre regard se croise au moins une fois.
Pour moi tu n’es pas coupable et tous ces gens qui te haïssent et t’accusent, ainsi que les jurés, je n’en crois rien.
Même demain, si tu pars, je veux que tu saches que, aujourd’hui encore, je t’aime. Tu te souviens peut-être la signification de la valeur de ce mot pour toi et moi jadis, aujourd’hui en te voyant après tant de temps, je suis et toujours amoureuse de toi. Je t’aime, Christian. Peut-être Me Lombard va-t-il t’aider autrement ? Tu étais beau dans ton costume bleu, moi aussi j’étais en bleu clair. Tu sais, Christian, si tu pars une grande partie de moi et ma vie, part avec toi. Je t’aime, je te le redis assez souvent car peut-être ne pourras-tu pas me répondre…
Monique M., 10 mars 1976.
Ouf on est rassurés la maman de ranucci a dit qu’il était gentil on aurait pu croire raisonnablement au contraire… Bon sang mais c’est bien sûr il est donc innocent.
Vous devriez réécouter plus attentivement les propos de Mme Mathon parlant du fils d’une amie qui vient de naitre…
« lui aussi un jour il peut tuer quelqu’un »…
Bonne méditation… 🙂
L’émoticone me semble déplacé. Mais c’est une opinion personnelle.
Ce que dit Mme Mathon est précis et s’adresse à cette femme qui est en face d’elle et qui a perdu sa fille, tuée et violée par un homme. Elle suggère ceci de façon très pudique : nos rôles auraient pu être inversés et à ce moment là qu’auriez-vous pensé ?
C’est le sens de cette phrase : on peut tuer quelqu’un et Madame qui semblez si sûre de votre haute morale : qu’auriez-vous fait alors ? Jamais Mme Mathon n’a douté de son fils, et il est vrai que le dossier fait apparaître que Christian Ranucci était entouré d’enfants. Pourquoi donc n’a-t-il pas tenté de les enlever ou de les agresser ? C’est quand même une question, quand on constate un passage à l’acte aussi violent, dans toutes les autres affaires on trouve des antécédents, là il y en a aucun : il vit à côté d’enfants en permanence et il ne leur fait rien ?