Une enquête devrait se construire patiemment, et reprendre patiemment les faits et les  témoignages pour qu’ils s’accolent harmonieusement les uns aux autres et que se forme la vérité la plus précise et la plus claire qu’il fût possible, que ne subsiste nul interstice entre chacune d’elles, selon même le point de vue où l’on se place.

Pour que Christian Ranucci fût condamné à la peine capitale, il fallait que les jurés aperçoivent pour modèle une sorte de pureté absolue, que toute part d’ombre se fût dissipée. Et sans doute ont-ils éprouvé cette sensation, le théâtre était de noir et de blanc, et rien ne pouvait y changer.

La vérité devait leur apparaître si simple, presque évidente. L’évidence passe par les aveux, parce qu’on imagine que c’est l’accusé lui-même qui les profère et qui s’accuse. On veut bien oublier que c’est l’officier de police judiciaire qui les dicte, qui choisit les mots.

Autour des aveux s’organisent des témoins et des preuves matérielles qui les rendent translucides.

Les jurés ont reconstitué une sorte de narration épurée, appuyée d’invectives et ce récit conçu dans la salle d’audience, face aux scellés garnis d’étiquettes brunes, il ressemble sans doute à ceci :

Christian Ranucci habite depuis quelques temps un appartement de la Corniche fleurie à Nice avec sa mère qui l’élève seule. Sa mère s’inquiète tout le temps pour lui, elle le couve et le couvre au point qu’il ne sort jamais de chez lui. Il ne connaît rien du monde sinon l’injonction maternelle incessante qui use d’une sorte de relation fusionnelle, envahissante, recourbant toute sexualité sur lui-même et sans qu’il puisse en échapper. Elle est gardienne d’enfants, au point de confondre les rôles avec son fils…

Certes, il a pris un travail dans une entreprise de climatisation et lui a-t-elle offert une voiture pour ses vingt-ans, un coupé peugeot 304. Alors pour la première fois de sa vie, il s’extirpe du cocon familial étouffant et décide de partir le dimanche veille de Pentecôte à l’aventure, sans but sauf celui de s’amuser, de découvrir le monde qu’il ne connaît pas.

Interrogatoire de personnalité :
Le président Antona : « On dit que vous êtes d’un caractère renfermé…« 
Christian Ranucci : « Je me demande vraiment où on est allé cherché ça ! Les enquêteurs ont interrogé des types de mon régiment que je connaissais à peine mais pas mes vrais amis, alors évidemment…« 
Le Président Antona : « Ce caractère renfermé est assez explicable Madame et Messieurs les jurés, chez un jeune homme  qui n’a pas eu de père et que sa mère a couvé – trop couvé sans doute…« 
Christian Ranucci : « Mais c’est faux ! C’est absolument faux ! J’ai eu une enfance normale, comme tout le monde. Je ne me suis jamais senti différent des autres.« 
Le Président Antona : « L’expert psychologue, Mme Colder, écrit que vous avez avec votre mère des rapports sado-masochistes... »
Christian Ranucci ricane en tapant du poing sur le rebord du box.

Le samedi après-midi, il parvient à Salernes, pour revoir les lieux où il a passé autrefois les vacances de son enfance et décide de s’y arrêter pour la nuit.

Christian Ranucci : « J’ai visité Salernes, je suis passé par Aix et je suis arrivé à Marseille en fin d’après-midi, le dimanche. Là, j’ai garé ma voiture sur le Vieux-Port et j’ai fait les bars du quartier de l’Opéra. J’ai beaucoup bu…« 
Le Président Antona : « Voyons, voyons, ça ne concorde pas. Réfléchissez, Ranucci. Ne vous souvenez-vous pas d’avoir passé la nuit à Salernes et non à Marseille ? Rappelez-vous, vous avez déclaré que vous aviez dormi à Salernes dans votre voiture…
Christian Ranucci : « Les policiers voulaient à toute force me faire dormir à Salernes, alors, bon, j’ai dit que j’avais dormi à Salernes. »

 

Pourquoi réfuter un détail de si peu d’importance ? Tout d’un coup les jurés s’aperçoivent qu’on ne peut prêter foi à rien de ce qu’il énonce. Ainsi donc apparaissent les aveux que le Président déclame à haute et intelligible voix.
Christian Ranucci veut bien soulager sa conscience devant l’inspecteur Porte après 18 heures de garde-à-vue. Il avoue avoir dormi dans sa voiture à Salernes et s’être réveillé assez tard, s’être rendu à Marseille en ce lundi de Pentecôte par de petites routes. Une fois à Marseille, il a eu l’idée de retrouver un camarade de l’armée, Maurice Benvenutti, et tout à sa recherche, il a garé sa voiture tout près d’une cité, la cité Saint-Agnès, sans trop bien savoir où il se trouvait, pensant se promener à pied et ayant alors abandonné l’idée de trouver Benvenutti.
Là, il a vu deux enfants, lorsque lui a pris cette passade inattendue de les aborder, un petit garçon de cinq ou six ans avoue-t-il et une petite fille un peu plus âgée, peut-être sept ou huit ans.
Sans plus de raison, il leur a demandé s’ils avaient vu une bête… sans doute a-t-il parlé de chien ou de chat. Alors le petit garçon a eu l’idée de chercher cette bête dont il lui avait parlé, laissant seule sa sœur.

Or Christian Ranucci a dessiné pour l’inspecteur Porte un plan des lieux. On voit le bâtiment, sa voiture garée, il a dessiné vaguement les enfants jouant sur le trottoir, puis le jeune garçon qui part chercher la « bête »…
Une fois seul avec la petite fille, Christian Ranucci lui a proposé bien gentiment de monter dans la voiture et de partir se promener. Elle a hésité et puis, voyant sa légère insistance, elle a acquiescé.
Il est monté le premier dans la voiture, il a rabattu le siège avant et la petite est montée à l’arrière. La porte côté conducteur était bloquée, alors Ranucci a dû monter par le côté passager. Ah non, la porte bloquée c’était après, non la voiture n’était pas accidentée à ce moment là donc il est monté par le côté conducteur.
Et puis il est parti sur la route, sans savoir où il allait, pour s’éloigner du centre-ville, il a traversé la banlieue nord, il a emprunté une petite route en virages qui montait.

Ils se sont arrêtés à un moment, la petite est descendue de la voiture mais n’a pas du tout cherché à s’enfuir, elle s’est assise au bord de la route tandis qu’il allumait une cigarette et ils ont parlé. Elle a tout de même fait remarquer que c’était l’heure du repas. Christian Ranucci avoue l’avoir rassurée en lui disant qu’il allait la ramener chez elle.
La petite est remontée à l’avant de la voiture veut-il bien préciser…

 

Parvenu au carrefour de la Pomme, Christian Ranucci concède ne pas s’être arrêté et ne pas avoir respecté le stop, avoir alors violemment percuté une voiture qui venait de la gauche, celle de Vincent Martinez. Le coupé Peugeot 304 était atteint sur la portière gauche, côté conducteur. Son véhiculé s’était déporté sous la violence du choc. Alors il est reparti sans réfléchir, dans le sens exactement inverse d’où il venait puisque la collision avait provoqué un tête à queue. Il avoue avoir été affolé, non seulement pour la question de l’assurance de la voiture, mais surtout à cause de la présence de l’enfant. Qu’allait-on dire de lui ?

Il a roulé quelques centaines de mètres et il s’est arrêté, en garant la voiture au bord de la route nationale. La portière côté conducteur était bloquée, impossible de l’ouvrir.
Alors il a ouvert la portière de l’autre côté et la petite fille est descendue, mais elle n’avait pas peur du tout et n’a nullement cherché à s’enfuir. Il l’a suivie quand elle sauté le caniveau,  lorsqu’elle grimpait dans les fourrés. Il lui a pris la main, comme s’il l’emmenait à l’école,  il l’a tirée…

Et puis, soudain, sans raisons, elle s’est mise à crier fait-on dire à Christian Ranucci, elle ne voulait plus avancer, tout d’un coup elle devait se rendre compte de l’accident et cette fois en être effrayé. Alors Christian s’exclame l’avoir serré pour l’en empêcher. Et là tout s’est passé très vite, tant l’enfant se débattait. Il a pris le couteau automatique qu’il avait dans sa poche, l’a ouvert et a frappé violemment l’enfant reconnaît-il. Il l’a frappée quinze fois.
Ensuite il ne sait plus, il se souvient seulement avoir arraché des branches et il montre à l’inspecteur Porte ses mains couvertes de griffures d’épines.

 

Il est redescendu sur la route après avoir remis le couteau dans sa poche. Il a repris le volant et il s’est retrouvé après un petit bout de chemin sur une piste dans laquelle il s’est engagée. Elle donnait accès à un chemin en pente débouchant sur une galerie sombre et humide, une champignonnière désaffectée. Il a arrêté sa voiture près d’un tas de tourbe et c’est là qu’il s’est débarrassé du couteau. Il dit simplement l’avoir jeté à terre puis avoir donné un coup de pied dedans.
Une fois dans la galerie, il s’est changé, ayant sorti un bidon d’eau du coffre pour se laver. Il a changé de pantalon et a rangé le pantalon taché de sang dans son coffre.
Quelques heures après, il s’est résolu à chercher du secours car la voiture était embourbée dans la galerie.

M. Guazzone l’a aidé avec son tracteur à remonter la voiture. Il a pris le thé avec le propriétaire de la champignonnière que constituaient ces galeries, M. Rahou, avant de reprendre la route pour Nice. Il est arrivé là-bas vers 20 heures. Il a mangé, a regardé la télévision avec sa mère avant de se coucher.

Ce que Christian Ranucci ignorait, c’est que deux témoins l’avaient poursuivi depuis le carrefour de la Pomme et l’avaient aperçu au détour d’un virage descendre de la voiture, puis accompagner la petite fille dans les fourrés. Au commissariat, ils ont reconnu Ranucci. Et c’est à cet aplomb où se trouvait immobilisé le coupé 304, qu’à vingt mètres du fossé, on a retrouvé l’enfant morte. La voiture de Christian Ranucci stationnait à quelques dizaines de mètres du corps gisant.
C’est dans son coffre qu’on a retrouvé le pantalon taché de sang. Quant au couteau, ce sont les gendarmes qui l’ont retrouvé, dans le tas tourbe, à l’endroit même qu’il avait indiqué quatre ou cinq heures plus tôt à l’inspecteur Porte alors qu’il consignait ses aveux.

 

 

Une seule chose demeure quelque peu mystérieuse, mais ce n’est qu’un détail : sous des planches tout près de l’endroit où la 304 était embourbée dans la galerie, gisait, dépourvu de moisissures, un pull rouge caractéristique, fermé par des boutons dorés sur l’épaule.

Ce pull n’appartient pas à Christian Ranucci, il est trop grand.

On a bien essayé de dire durant le procès qu’un homme vêtu d’un pull rouge avait tenté d’aborder des enfants dans une cité de Marseille le jour d’avant. Mais l’avocat général Armand Viala a fait justice de la déposition qui viendrait en attester : le satyre dont il est question et qui rodait à Marseille dans la cité des Cerisiers porte un pull vert, non pas rouge.

Voici donc la scène qui fut présentée aux jurés. On leur montra le couteau, le corps ensanglanté sur des photos de l’identité judiciaire. Peut-être cependant a-t-on sollicité leur manque d’attention…

 

 

 

Chapitre 9

 

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