La garde-à-vue est un instrument inutile, le résidus des méthodes de l’ancienne justice où l’on passait l’accusé par les fers et les tourments pour faire jaillir la parole des ténèbres de l’esprit.

Au bout de quelques heures, sans doute peut-on commencer à profiter de la fatigue de Christian Ranucci. Lorsqu’il sera harassé, pourra-t-on écrire ce que l’on veut et recueillir son consentement, même au mensonge, même à l’inexactitude des faits, mieux même à l’imprécision, à l’approximation, plus encore à l’invention. Lorsque nous tenterons de résoudre l’énigme, il suffira de notre propre réflexion, de confronter les paroles les unes aux autres et la vérité se fera jour d’elle même, sans coup férir, sans violence et sans gifles, sans hurlements et sans l’hypnose du manque de sommeil. La vérité ne peut surgir de nulle garde-à-vue, de nulle contrainte. Elle ne se partage qu’à force d’user les paroles les unes contre les autres, les faits au regard des faits comme au regard des mots prononcés.

Il est 1h30 lorsque s’achève la rédaction du second procès-verbal de garde-à-vue, or s’il a convenu aux enquêteurs d’ajouter un second procès-verbal de chique, cela pourrait tout aussi bien laisser percevoir que les éléments recueillis ne s’accordent pas avec la culpabilité qu’ils supposent à cet instant de Christian Ranucci et qu’ils ne parviennent pas à glisser dans leurs questions ce qui servira plus tard à la manifestation lumineuse de la vérité.

Les signes surviennent lorsqu’une personne ne dit pas l’exacte vérité, de ce qu’elle tente d’enrubanner son récit de détails et d’aspérités, contre quoi pense-t-elle, viendront buter les questions et s’y perdre comme l’ombre dans l’ambivalence. Or Christian se tient sur cette même réserve et n’en dit mot, ce sont les enquêteurs qui tissent ses paroles et les colorent d’un changement déliquescent.

C’est ainsi qu’au milieu de la nuit ils retranscrivent ces phrases :

« J’ai déjà déclaré aux gendarmes que j’étais l’auteur d’un accident matériel de la circulation le 3 juin 1974 vers le début de l’après-midi, alors que je me rendais à Nice, alors que je me trouvais dans la commune de Peypin.
Vous me précisez que deux témoins ont affirmé m’avoir vu par la suite sortir de mon véhicule avec une enfant. Je vous affirme que j’étais seul à bord de mon véhicule.« 

 

L’heure de l’accident a changé, elle s’est déplacée de 16 heures tout à l’heure pour le début de l’après-midi désormais, cependant si le jeune homme s’est souvenu de l’heure de l’accident lorsque les gendarmes l’interrogeaient à Nice, pourquoi en dire une autre au commencement de la garde-à-vue ? Nous pourrions admettre qu’il a tenté de cacher cette heure, précisément parce qu’il serait effectivement coupable. Cependant l’on observe que les policiers ne se servent pas de cette arme – c’est le juge d’instruction Pierre Michel qui le fera en clôturant l’instruction, lorsque Christian Ranucci ne peut plus répondre – , comme si ce changement visait une autre stratégie, bien plus sombre et mystérieuse, comme s’il avait fallu masquer un moment ce que le jeune homme a dû leur révéler, qu’il s’était endormi au bord de la route, éperdu de fatigue.

Voici, pour la première fois, l’entrée en scène des témoins à charge et l’accusation qu’ils profèrent est cinglante, Aline et Alain Aubert ont vu Christian sortir du véhicule avec un enfant, et certes cela ne concorde pas avec l’endormissement dont il se prévaut. Cependant, nous savons que M. Aubert n’a pas rapporté exactement cela à cette heure et s’il avait prononcé de telles paroles aussitôt après l’accident, alors on eût arrêté Christian Ranucci dès le 4 juin au soir, et non pas le 5.  Lorsque le témoin a joint les gendarmes, ces derniers ont rapporté que : « vers 12h 30, M. Alain Aubert avait poursuivi l’auteur en fuite d’un accident de la circulation et que ce dernier, abandonnant son véhicule Peugeot gris métallisé, immatriculé 1369 SG 06 en bordure de la route nationale 8bis, s’était enfui dans le bois en emportant un paquet assez volumineux. M. Aubert, ayant eu connaissance ce jour du rapt d’enfant à Marseille, pensait que les faits dont il avait été le témoin pouvaient avoir un rapport avec l’enlèvement.« 

Le procès verbal de garde-à-vue énonce ensuite :

« Je n’ai même pas remarqué que j’étais poursuivi par une voiture.
Après le choc, j’ai parcouru un kilomètre environ, puis, je me suis arrêté.
En effet, ma roue arrière gauche sentait le brûlé, car le tôle enfoncée au cours du choc frottait sur le pneumatique.
Après avoir immobilisé ma voiture, j’ai soulevé une barrière qui fermait un chemin, puis j’ai repris le volant et j’ai conduit ma voiture sur trois cent mètres dans le chemin se trouvant derrière la barrière.« 

 

Il n’a pas remarqué qu’une voiture était parti à sa poursuite, et sans doute devrait-on croire Christian Ranucci à ce moment, car s’il avait senti être poursuivi, qui plus est avec une enfant qu’il venait d’enlever à son bord, alors ne se serait-il pas arrêté au bord de la nationale, même au prix de brûler sa roue et aurait-il cherché à bifurquer le plus vite possible pour se cacher, profitant des multiples boucles. Et puis vient à manquer l’endormissement que les policiers se gardent de rapporter et par enchantement, Christian Ranucci se retrouve devant la barrière, un kilomètre plus bas.

« J’ai voulu changer finalement la roue. Je l’ai changée.
J’ai voulu repartir mais mon véhicule s’est enlisé.
Il était garé à l’entrée d’une galerie.
Pendant deux ou trois heures, j’ai essayé mais en vain de sortir mon véhicule de cette galerie , mais les roues patinaient.
J’ai contacté un individu de type nord africain qui se trouvait à cent mètres environ dans une maison.
Je lui ai demandé de m’aider à sortir mon véhicule de cet endroit.
Il a accepté . Son patron est arrivé sur les lieux avec son tracteur et à l’aide d’une corde il a pu dégager mon véhicule.
Je suis reparti en direction de Nice, où je me suis rendu effectivement.
Je suis arrivé chez moi vers 22 heures.
Ma mère n’etait pas couchée. Je ne lui ai pas dit que j’ai eu un accident matériel.« 

 

Il manque cette évidente étrangeté, la clairvoyance principale que les policiers ne pouvaient manquer de se poser à cet instant précis, celle de comprendre comment Christian Ranucci, au lieu de s’enfuir le plus loin possible des lieux du crime avait pris la décision de s’engouffrer dans un chemin creux, en soulevant une barrière qui plus est, et de comprendre comment il avait pu rejoindre après deux bifurcations, l’une à gauche et l’autre à droite, le terre-plein où se trouvait l’entrée de la champignonnière qu’on ne peut pourtant découvrir qu’à force de le chercher.

C’était bien là le mystère le plus profond. Or il avait absolument disparu des questions, et l’on ne peut supposer une seule seconde que les policiers auraient manquer de la poser. Seulement Christian Ranucci n’avait pas de réponse, il affrontait un redoutable trou noir, il s’était trouvé dans ce tunnel en marche arrière, enlisé, sans savoir comment il y était parvenu.

 

 

Lorsqu’il est arrivé chez lui à Nice, sa mère l’attendait, ils ont mangé ensemble et Christian ne s’en souvient déjà plus.

« Je vous affirme que je suis totalement étranger à l’enlèvement de la fillette, laquelle me dites vous a été enlevée à Marseille le 3 juin 1974 . Je suis donc encore innocent de la mort de celle-ci qui a été découverte dans les bois.
Je n’ai rien à me reprocher sauf le délit de fuite pour lequel ainsi que je vous l’ai précisé , je me suis expliqué devant les gendarmes.
Ainsi que je l’ai précisé à ceux-ci, bien que je sois parfaitement en règle tant du point de vue des pièces afférentes à ce véhicule qu’à sa conduite, j’ai pris la fuite car j’ai eu peur. C’est la seule raison. Je maintiens qu’il n’y avait personne dans mon véhicule.« 

L’explication que Christian Ranucci donne se tient, on peut fuir pour échapper à la sanction de l’assurance lorsque l’on se trouve en tort. Et si l’on transporte une enfant enlevée qui pourrait tenter de s’enfuir à l’occasion de l’accrochage, l’on se garde de s’arrêter tant que l’on n’est pas à couvert, et surtout pas au bord d’une route nationale.

Ainsi nous devinons qu’à ce moment les policiers ont compris avec acuité que l’enchaînement des faits qu’ils supposaient peut-être dans sa simplicité ne peut convenir. Il faudrait dès cet instant couper court à la garde-à-vue et reprendre les investigations d’une autre manière, ce qu’ils sont incapables de faire. Alors vont-ils consigner dès cet instant tout ce qui est nécessaire pour bâtir le canevas d’un enchaînement perpétuellement contredit par les faits et les témoignages :

« Sur Interpellation : Dimanche 2 juin 1974, jour de Pentecôte, j’ai quitté mon domicile vers 14 heures, avec mon véhicule.
Je me suis rendu dans la région de Draguignan. Je suis arrivé en fin d’après midi à Salernes.
Je me suis promené dans cette ville jusqu’à la tombée de la nuit. »

Aujourd’hui, tout démontre qu’il n’est pas resté à Salernes, qu’il s’est rendu à Aix puis qu’il a gagné Marseille vers 20h00 ce jour et les policiers le savent, ils ont saisi dans son portefeuille une carte portant les coordonnées d’un homme qui fut le témoin d’un petit accrochage avec un chien, et cet homme, ont-ils été le rencontrer, Matthieu Fratacci notamment. Le procès-verbal ne restitue plus la vérité des événements et cette fois peut-on attester qu’il s’agit d’une stratégie des enquêteurs et non pas des dissimulations de Christian Ranucci.

« À ce moment j’ai décidé de passer la nuit dans ma voiture. Le lundi 3 juin 1974, je me suis réveillé vers 9 heures.
J’ai aussitôt pris la direction d’Aix en Provence. Avant d’arriver dans cette localité, j’ai changé d’avis et j’ai fait demi tour.
Je voulais en effet rentrer à Nice par des voies secondaires.« 

Or la dissimulation de Christian Ranucci du fait d’avoir rejoint ce matin là son père dans la localité d’Allauch sert les visées des policiers, l’itinéraire n’a aucun sens, mais peu importe, lorsque viendra le temps des aveux,  il sera utile de démontrer que le véritable trajet passait par Marseille et démonter cette irréalité qu’il ne pouvait venir d’Aix.

« C’est ainsi que me trouvant à Peypin, j’ai eu l’accident de la circulation dont j’ai parlé.

Sur Interpellation : Je suis bien formel, j’ai passé une seule nuit dans ma voiture. Je ne me suis jamais rendu à Marseille.
L’accident a bien eu lieu à Peypin alors que je revenais de la route d’Aix.« 

« S.I. : Je n’ai jamais porté de pullover rouge . Je suis bien certain de ce fait.« 

 

 

Le pull que le procès-verbal évoque tout à coup, sans plus de motif ou d’explication, fait partie des pièces à conviction trouvées sur les lieux, plus précisément dans le tunnel où la Peugeot 304 s’est enlisée. Il s’en déduit un lien entre les deux. Le pullover par ailleurs s’attachait à des témoignages relatant des tentatives d’enlèvement. Cette pièce de vêtement est particulière, on ne peut la confondre avec une autre, chacun peut la reconnaître à coup sûr. C’est un pull rouge vif, de ce rouge qui vire à l’orange, faite de ces laines qu’on connaît en Espagne, et qui se ferme comme les pulls bretons avec de gros boutons dorés sur l’épaule.

S’il avait appartenu à Christian Ranucci, tout s’éclairait par évidence. Le jeune homme avait agressé des enfants quelques jours auparavant, il avait enlevé Marie-Dolorès Rambla le lundi de Pentecôte puis, après l’avoir tué avec rage, s’était employé à rejoindre le tunnel de la champignonnière où il s’était débarrassé du pullover en le cachant derrière des planches.

À l’instant d’écrire que le pull ne lui appartient pas du fait même qu’il affirme n’en avoir jamais porté, les enquêteurs ont pris cette terrible décision de venir gommer avec application toutes les aspérités de la réalité tout en laissant planer la sensation d’un doute qu’ils pourraient peut-être rechercher son propriétaire…

« Le pantalon de couleur bleue qui se trouvait dans ma voiture est bien celui que je portais au moment de l’accident. Les taches ( que vous me dites être des taches de sang) qui se trouvent sur la poche sont inexplicables en ce qui me concerne.
Je pense que ce sont des taches de terre.« 

La rédaction est infiniment curieuse car, en effet, la voiture a fait l’objet d’une perquisition. Or donc le pantalon dont il est question ne peut qu’avoir été saisi, selon les règles en vigueur, et figurer sur le répertoire des scellés. Il devrait donc se trouver en possession des policiers. Mais ce n’est visiblement pas le cas, car on se contente d’affirmer et de prétendre que le pantalon est tâché de sang tandis qu’on l’exhiberait en temps normal avec force insistance, notamment pour forcer les aveux : comment pouvez-vous nier, – nous vous présentons ce pantalon – vous constatez avec nous, de vos yeux même qu’il est tâché de sang, que ces taches de sang ne peuvent nullement se confondre avec des taches de terre comme vous le prétendez, que ce sont celles du sang de l’enfant.

Or cependant, on a troqué le pull dont on pensait qu’il serait l’élément d’accusation majeur, puisqu’il se référait à de multiples témoignages venus d’un endroit et de l’autre de Marseille et pour lesquels il fallait se résoudre à l’évidence, Christian Ranucci aurait un alibi, pour un pantalon bleu mystérieux que l’on ne montre pas, que l’on ne peut pas montrer.

« S.I. : Au cours de ma fuite, je suis allé directement à la galerie où j’ai été enlisé. Je ne me suis pas arrêté ailleurs, hormis le court instant pendant lequel j’ai ouvert la barrière.« 

Les policiers cherchent à gommer les méandres qui surgissent devant eux, aussi sont-ils enclins à écrire que Christian Ranucci s’est rendu d’un seul trait dans le tunnel tandis qu’il prétend lui ne pas savoir comment il y est parvenu, en effaçant les bifurcations, l’étrange labyrinthe qui se monte sous leurs yeux, au plus profond de la nuit.

 

 

 

 

« Lorsque tout fut terminé, le commissaire sortit et revint un instant plus tard en tenant à la main un pullover rouge vif. « C’est à vous ? me demanda-t-il. – Non, ce n’est pas à moi, lui dis-je. – Nous l’avons trouvé dans le tunnel. » Il n’insista pas.« 

Christian Ranucci,  Récapitulatif (mars 1976)

 

 

Chapitre 22

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