Le lundi 3 juin 1974 au soir, Christian Ranucci est rentré à Nice.

Si nous devions le considérer innocent du meurtre dont on l’accusait comme il est bien probable qu’il le fût, nous tenterions d’imaginer ce qu’il devait ressentir à l’instant où il retrouvait sa mère.

Il ne lui avait jamais laissé entendre qu’il partirait retrouver son père, et s’il  a évoqué l’accident survenu aux alentours de midi et demi, au carrefour de la Pomme, c’était d’une manière distraite,  en dînant, devant les tomates à la provençale qu’elle avait préparées à son retour. Au fond de lui-même pouvait-il s’interroger sur les conséquences de sa fuite, se douter que le conducteur avait pu retranscrire à la volée le numéro minéralogique de sa voiture et qu’il se verrait interpellé peut-être, et en imaginait-il les formes.

En vérité, c’est tout aussi bien son attitude calme et sereine qui aurait dû intriguer les enquêteurs, inquiéter Mme Di Marino si jamais elle se fût penché sur les éléments de ce dossier.

Il semble bien malaisé d’imaginer Christian, adolescent paisible et gracieux, commettre l’acte d’asséner des coups de pierre et quatorze coups de couteau avec une rage indescriptible à une enfant qu’il ne connaît pas, faire jaillir le sang, et qu’il n’en affleure plus ensuite la moindre effluve de désarroi ou d’hébétude dans son comportement, cet esprit second qui s’empare de vous lorsque vous êtes confronté au plus sombre de vous-même.

Aussitôt après le crime serait-il remonté dans sa voiture, sans même se changer, par conséquent était-il couvert du sang de l’enfant. Cependant il n’en a pas été retrouvé la moindre trace dans l’habitacle et donc faut-il en conclure que l’assassin n’est pas remonté dans le coupé Peugeot précisément, ou bien pas à ce moment, non pas aussitôt après l’assassinat, plus tard.

Qu’aurait dû penser Mme Di marino si  jamais elle s’était intéressée à la subtilité de son enquête au contraire d’user de barbarie, qu’il fallait supposer que l’assassin aurait eu cette idée de fuir le plus loin possible en cherchant coûte que coûte à ne rencontrer personne.

Et s’il était question de se cacher pour échapper à d’éventuels poursuivants, s’arrêter pour redresser la tôle froissée qui frottait contre les roues, il était difficile de comprendre pourquoi il ne s’était pas engouffré dans la première bifurcation, bien mieux visible depuis la boucle de la route nationale et pour quelle raison il avait emprunté la deuxième, située dans le renfoncement du croisement et qui ne se remarque pas.

Qu’il eut semblé plus naturel de se contenter de se garer au bord du chemin non loin de la nationale 8bis pour mieux repartir ensuite, une fois la crainte passée d’être poursuivi.

Et si jamais par cet hasard invraisemblable, il s’était aventuré dans ce domaine qu’il ne connaissait pas, au point d’atteindre après de multiples détours l’entrée du tunnel qui ne se remarque pourtant pas, comment avait-il pu songer y descendre, qui plus est en marche arrière ; y adjoindre cette démarche absurde qu’au lieu d’aller chercher à pied au besoin un ami en secours et revenir la nuit arracher la voiture au tunnel sans se faire remarquer par le propriétaire et le contremaître ?

Or, cette conversation calme avec M. Rahou et M. Guazzone désignait une première fois la fragilité de l’accusation qui ne savait concevoir que cette béquille à l’enchaînement des faits : il était venu là dans ce tunnel pour se changer – ce qui ramenait à la question inlassable : comment avait-il pu monter dans sa voiture avec un pantalon plein de sang, aussitôt après le crime, sans pour autant que la moindre trace ne se révèle dans l’habitacle de la voiture…

C’est ainsi que le mardi 4 juin, puis le mercredi 5 juin il est retourné au travail. Ses collègues n’ont rien remarqué d’inhabituel dans son comportement, excepté le fait qu’il s’était mis à parcourir le journal à midi. Il est vrai que l’enlèvement de Marie-Dolorès Rambla figurait en pleine page sur la couverture de Nice-Matin et sans doute aurait-il dû avoir son regard hypnotisé par cette information. Cependant il est probable qu’il cherchait plus simplement à savoir si l’on évoquait son accident par hasard, supposant que le conducteur de la voiture qu’il avait emboutie ayant déposé plainte, l’information aurait pu y occasionner un entrefilet.

Un double secret emportait son esprit, la relation houleuse qu’il entretenait avec la figure nouvellement révélée de son père, dont jamais il ne parlerait, et le secret de cette fuite pour échapper à sa propre responsabilité, la nuit qui s’en était ensuivie et le remord de ne pas avoir affronté la situation dont il était la cause par excès de fatigue. Elle touchait à sa propre culpabilité indéfinie et allait servir d’écrin à toutes les inventions qu’on allait prodiguer.

Lorsqu’à 18 heures les gendarmes sont venus l’arrêter, il n’était pas surpris et annonça-t-il à sa mère, songeant à l’accident, qu’il n’en aurait pas pour très longtemps.

En vérité, il partait pour la mort.
 

 

 

Les deux entrées vers la champignonnière
Les deux entrées vers la champignonnière

 

 

 
Chapitre 20

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