Comment la garde-à-vue a servi à redéfinir les éléments du dossier pour aboutir à ce que « tout coule de source »…
Regardons ce que les enquêteurs possèdent dans leurs mains tandis que commence l’interrogatoire de Christian Ranucci.
Depuis que les gendarmes leur ont transmis les informations relatives à l’accident survenu au carrefour de la Pomme, les enquêteurs de l’Évêché ne peuvent pas ne pas avoir compris que ça ne collait pas.
Et donc que le conducteur Ranucci ne se trouve à cet endroit que par accident, que sa présence relève de la coïncidence et que le meurtre s’y est déroulé en parallèle, avec une heure et demi d’avance… et que rien ne correspond, ni le modèle de voiture, ni le lieu de résidence des suspects.
Tenter de modifier le témoignage des Aubert durant la journée du 5…
C’est ce qui explique la volonté des policiers de faire plier les Aubert au fur et à mesure des conversations téléphoniques durant la journée du 5 : il faut à tout prix qu’ils reconnaissent Christian Ranucci comme le ravisseur et donc se servir de cet homme qu’ils ont aperçu deux secondes portant un sac… pour lui plaquer son identité, qui sera de fait une identité de remplacement…
Au point d’en être contraints de les suborner et d’atteindre l’incohérence… De les convaincre qu’ils ont vu l’enfant vivante… Alors qu’il se sera passé une heure et demi entre l’arrivée de la Simca 1100 sur les lieux (11 heures trente, midi moins le quart au plus tard), l’accident lui-même et le passage des Aubert qui, aux gendarmes, affirment n’avoir entendu aucun bruit, ce qui laisse entendre que l’enfant est déjà morte et depuis un moment… (13 heures)…
Les Aubert ont cet avantage aux yeux des policiers d’être suffisamment malléables au point de collaborer au gré du rappel de l’importance d’obtenir des aveux de celui qui est d’ores et déjà coupable car cela « coule de source »… Quelle belle contribution à la tranquillité publique leur fait on remarquer… Les Aubert seront emportés par le flot pour se transformer en faux témoins…
Double déconvenue : les lunettes, le lieu de résidence…
Lorsqu’ils rencontrent Christian Ranucci, leur déconvenue est double : il porte des lunettes, au contraire du ravisseur, il n’a pas d’accent comme le ravisseur… Et il suffit de quelques échanges pour s’apercevoir qu’il se trouvait à Nice lorsque sévissait ledit ravisseur à Marseille. Les six témoins rassemblés par les enquêteurs au matin du 6 ne le reconnaitront pas, cela ne fait pas un pli.
Et sa douceur emporte tout sentiment envers lui : qui pourrait croire qu’il dissimule quelque perversité que ce soit ?
Le parcours de Christian Ranucci ne convient pas non plus…
On reprend donc son parcours le dimanche depuis son domicile, son départ à 14h, son arrêt à Salernes et la rencontre avec les touristes allemands, son arrivée à Marseille à 8 heures du soir. Dans son portefeuille figure un mot de M. Moussy, suite au fait qu’il a heurté un chien avec sa Peugeot dans la banlieue nord. M. Moussy s’est proposé d’être témoin du fait que le chien s’était jeté dans ses roues s’il était besoin et lui a transmis ses coordonnées…
Les policiers ayant ce mot entre les mains, ne le font pas entrer dans la procédure – ce qui est complètement irrégulier -, mais font rechercher son auteur. On le trouvera et M. Moussy voudra bien confirmer l’accident qui atteste qu’au soir du 2, Christian Ranucci avait atteint Marseille.
Il est pour le moins incroyable que, poussé dans ses retranchements, le commissaire Alessandra lui-même révèle à Gilles Perrault qu’ils ont laissé partir à la guillotine ce jeune homme de vingt ans en sachant pertinemment qu’il n’était pas à Salernes mais à Marseille le dimanche soir…
Qu’avez vous fait à Marseille la nuit du 2 au 3 ? : Christian Ranucci a écumé les bars du quartier de l’Opéra et s’est enivré… Mais cela ne convient pas. Pour les policiers, il a dormi à Salernes… C’est comme cela.
Voici donc ce qu’on lui fait dire : « Dimanche 2 juin 1974, jour de la Pentecôte, j’ai quitté mon domicile vers quatorze heures avec ma voiture. Je me suis rendu dans la région de Draguignan. Je suis arrivé en fin d’après-midi à Salernes. Je me suis promené dans cette ville jusqu’à la tombée de la nuit. À ce moment, j’ai décidé de passer la nuit dans ma voiture. »
Ses avocats, à qui il expliquera qu’en réalité il se trouvait dès le soir à Marseille, ne comprendront pas pourquoi les policiers auraient maquillé la vérité – et donc préféreront ne rien dire et rien faire pour tenter d’en comprendre les tenants et aboutissants. Mais rappelons que là se situent leur limite : il n’est pas question de remettre en cause l’enquête policière. C’est tout. Ils y risqueraient leur carrière.
Pourtant, s’il faut admettre que Christian Ranucci n’a pas dormi de la nuit et qu’il s’est rendu du côté de la Pomme le matin, alors il n’est pas en état d’enlever une fillette à 11h, et qu’ensuite il avait une bonne raison de se trouver dans les hauteurs tout près d’Allauch, et cela toute la matinée.
Car une seule question n’apparaît jamais et devait être la première à être posée : mais pour qu’elle raison êtes-vous venu à Marseille ?
Certes il va répondre qu’il était en vacances, mais comment des officiers chargés d’enquête aussi expérimentés n’auraient pas, dès le début de soirée, la présence d’esprit de recueillir les coordonnées du père de Christian, apprendre qu’il réside â Allauch, apprendre que Christian ne l’a plus vu depuis 17 ans, et qu’une telle rencontre, si c’est de celle là dont il s’agit, motivait à elle seule le fait de briser le mur de verre de sa propre réticence sous les effluves de l’alcool…
Dès lors, l’on comprend que Christian Ranucci dispose d’un alibi, il était chez son père lorsque le ravisseur à 11 heures a fait monter Marie-Dolorès dans sa voiture. D’où la double cause d’inventer une nuit passée à Salernes puisqu’il n’est pas question que les aveux reflètent une quelconque vérité, mais une logique par laquelle la Simca deviendra Peugeot…
Des pièces à conviction
Faisons l’inventaire des pièces que les enquêteurs sont en mesure de présenter :
- le couteau ? Il n’en est pas question, puisqu’il existe une très forte probabilité qu’une autre homme ait fréquenté les lieux, ayant déjà agressé des enfants les jours précédents, Christian Ranucci va affirmer haut et fort que le couteau à cran d’arrêt n’est pas à lui. Ce serait la sortie de Christian Ranucci de l’affaire, ou bien celle du couteau… Donc on le garde en réserve sans le montrer.
- Le pantalon de couleur sombre ? Il est toujours dans le garage (l’enquêteur qui rajoute la mention sur le procès-verbal a manqué de noter la couleur bleu) : alors on lui en parle et on lui fait part du fait qu’il est taché de sang : « Le pantalon de couleur bleue qui se trouvait dans ma voiture est bien celui que je portais au moment de l’accident. Les taches (que vous me dites être des taches de sang) qui se trouvent sur la poche sont inexplicables en ce qui me concerne. Je pense que ce sont des taches de terre. »
« Que vous me dites…» : Il serait si simple de les lui montrer si jamais il fût entre les mains des enquêteurs à cet instant, s’il ne s’était agi en réalité qu’il ne puisse se rendre compte de quel pantalon il était question…
Alors les enquêteurs comprennent qu’il n’a aucune mémoire, qu’ils ne se souvient même pas du fait qu’il portait un pantalon gris au moment de l’accident (il ne s’est pas couché, donc il ne s’est pas changé) et qu’il s’est taché lors d’un autre événement le mois d’avant. C’est ainsi qu’on lui fait dire que ce ne sont pas des taches de sang mais des taches de terre…
Il est possible cependant que les enquêteurs, glissant comme des serpents, lui aient demandé s’il n’avait pas eu un autre accident, d’où proviendrait ces « taches de terre » dont il parle, et donc que ce soir là, il ait effectivement évoqué l’accident de vélomoteur sans plus se souvenir que non seulement il avait glissé sur une flaque, mais qu’il avait également saigné de la tête… Mais de cela il ne subsiste aucun écrit.
Le pantalon est rentré dans la procédure – c’est totalement irrégulier car il faudrait le montrer à Christian Ranucci et lui faire parapher le rajout -, la police s’autorise à le rajouter totalement irrégulièrement sur le PV de saisie a posteriori comme s’il provenait du coffre…
Pourtant, laisser un pantalon taché de sang dans le coffre si l’on est coupable est totalement idiot, mais peu importe.
- Et le pull rouge ? Cela fait longtemps que les enquêteurs ont compris qu’il ne peut pas être à lui. Et donc la manœuvre va consister à l’évacuer, pour finir par prétendre qu’il n’a rien à voir avec le crime… L’acrobatie est pourtant difficile : six témoins prétendent l’avoir vu dans d’autres circonstances d’agression, le chien policier l’a flairé et a suivi une piste qui remontait jusqu’à l’aplomb du corps de l’enfant et le dépassait de trente mètres sur la route… Ainsi, l’homme au pull rouge est passé tout près du cadavre en retournant vers la Simca…
Christian Ranucci explique dans son récapitulatif : « le Commissaire n’insista pas. »
Et pour cause.
Les deux témoins de l’enlèvement
Le lendemain matin, on fait venir Jean Rambla, puis Eugène Spinelli. Mais comment pourraient-ils le reconnaître ? Celui qu’ils ont vu circulait en Simca 1100, et ils sont d’accord tous les deux sur la marque et sur le modèle. Et ils sont tous les deux d’accord sur le fait qu’il ne porte pas de lunettes. Mais même si on enlève ses lunettes à Christian Ranucci lors de la confrontation, alors qu’il ne peut pas s’en passer, ils ne le reconnaissent pas…
On dira qu’ils se sont trompés.
Autrement dit, de l’un on affirmera qu’il n’a jamais parlé de Simca, mais comment plusieurs journalistes peuvent-ils témoigner du contraire dans le même sens ?
De l’autre qu’un garagiste ne sait pas reconnaître les modèles de voiture… Passons. Or il n’a pas dit : peut-être une Peugeot ou une Simca… Non il a dit : une Simca 1100 grise…
Le problème, c’est que le jeune homme que l’on accuse risque la mort lui… Donc avec quoi joue-t-on ce matin du 6 juin ?
Les six témoins
Cependant, il y a mieux encore, car aux six témoins des agressions survenues à Marseille le 31 et le 1er juin (Mme Mattéi, sa fille Carole et la copine de sa fille des Tilleuls, M. Martel des Cerisiers, les sœurs Constantino qui l’ont vu de très près), il est inévitable qu’on leur a présenté le pull. C’est trop tentant.
Et les six ont reconnu le pull, si caractéristique avec ses boutons dorés sur l’épaule… Mais on ne le saura pas car on leur présente bien entendu Christian Ranucci, en sachant par avance qu’ils ne peuvent pas le reconnaître : il n’a rien de commun avec celui qu’ils recherchent.
Ceci fait, on n’établit aucun PV. Il n’y a PV que si Christian Ranucci est mise en cause. Et ce n’est pas le cas. C’est une drôle de façon de conduire une enquête, totalement irrégulière et contraire à toute éthique…
Six témoins t’ont reconnu ! Avoue !
Que face à la déloyauté d’un probable futur inculpé, placé en garde à vue, on retourne une déloyauté qui viendra anéantir la première, c’est de bonne guerre. Mais que l’on vienne affirmer mordicus à Christian Ranucci que les six témoins venus des Tilleuls ou des Cerisiers l’ont reconnu alors qu’il se trouvait à Nice au moment des faits et qu’effectivement, aucun ne l’a reconnu, là ce n’est pas acceptable. Sachant ce qui risque d’advenir au terme d’un procès en cours d’assise à l’époque.
C’est même totalement monstrueux.
Or c’est ce que Christian Ranucci affirme : pour obtenir des aveux au bout de 19 heures de garde-à-vue, on a martelé toute la matinée que six témoins l’avait reconnu et que son cas était clair comme de l’eau de roche. Et personne n’en saura rien, parce qu’on n’établira pas de PV à l’opposé de toute instruction sérieuse.
Et qu’on ne ressortira qu’une fois passées les plaidoiries de la défense lors du procès d’assises, les PV des Cerisiers enregistrés le 4 juin (pas ceux des Tilleuls, opportunément égarés – qui existent pourtant puisque le commissaire Cubaynes en parle devant les journalistes le 6 juin…) pour être totalement certains que ladite défense ne pourra pas s’en servir…
On comprend sur quelle pente les enquêteurs se sont laissés entraîner. Une glissade comme celle là, qui fait fi de tous les principes qui devraient animer un enquêteur : recul, sang-froid, analyse, il est impossible de la remonter. Ils ont tout faux.
Ils ne pourront pas s’en remettre, et passeront du temps à faire du maquillage dans tous les sens, on devrait parler de bidouillage, pour que le dossier préserve sa « clarté d’eau de roche » comme ils disent…
Un dossier d’enquête n’est jamais comme on l’attend, il ne trouve sa cohérence qu’à l’examen minutieux de toutes les impossibilités, de tout ce qui colle et de tout ce qui ne colle pas.
Le principe désormais suivi par les officiers de police judiciaire, c’est que, dans l’enquête qui aboutira à l’inculpation de Christian Ranucci : tout ce qui ne colle pas sortira de la procédure….
Les procès de Prague, fondés sur les manipulations d’Allan Dulles pendant la deuxième guerre mondiale en Suisse, avec ce qu’ils susciteront de paranoïa chez les Soviétiques, n’ont qu’à bien se tenir…